Paul Guth À la suite de tant de magnifiques contributions, ce que je vais vous dire pourrait passer pour une sorte d'appendice, un souvenir sans aucune vanité, tout juste un témoignage enthousiaste sur une profession qui sacrifie à l'héroïsme d'éduquer. L'idée de connaître le sentiment des auteurs de livres au sujet de leur métier d'écrire m'était venue quand j'étais encore tout jeune instituteur et d'abord, presque chaque fois, au cours de la séance de dictée. J'attendais avec une jouissance muette de finir de dicter le texte pour prononcer avec la fascination du mystique le nom de l'auteur. Ensuite, en 1960, quand j'enseignais à Aumale (aujourd'hui Soûr El Ghouzlâne), cette idée se mua de plus belle. J'en arrivai, avec mes élèves du cours moyen 2e année, qui étaient tous des garçons, à fabriquer L'Ecolier, un petit journal de la classe. On y trouvait leurs meilleurs textes, de la prose et de la poésie, des dessins, des jeux, des devinettes,... Des élèves appliqués rédigeaient les contenus et, grâce à un procédé simple et à une vieille machine à alcool, ils tiraient patiemment, délicatement, L'Ecolier, en nombre d'exemplaires suffisant pour la classe. J'eus, en mars de la même année, la chance de découvrir Le Naïf aux quarante enfants, un roman de Paul Guth (1910-1997), éd. Albin Michel, Paris, 1955. Je fus frappé par la hardiesse pédagogique de son personnage, jeune professeur de lycée s'adressant à ses petits sauvages d'élèves: «La classe, leur disais-je, c'est comme un temple.» (Je n'osais pas dire comme une église. On aurait pu m'accuser de violer la neutralité.) On devait se purifier avant d'entrer en classe, comme les Arabes se lavent les pieds et se déchaussent avant de pénétrer dans une mosquée. (Je leur glissai ainsi habilement un conseil d'hygiène. Et mon allusion à la mosquée ne pouvait pas me faire taxer de cléricalisme. Nous n'étions pas au Maroc.)» Quelle douce fébrilité me prit alors! Je passe sur la finesse des propos de l'auteur et sur la longue portée pédagogique de l'intention éducative. J'écrivis une lettre à Paul Guth; je reproduis ici in extenso sa généreuse réponse: «Paris, ce 6 mars 1960. Cher Monsieur M'Hamsadji, votre lettre me touche profondément. Je vous envoie immédiatement, avant de partir en voyage, le texte que vous avez bien voulu me demander. Pour qu'il vous apporte ma pensée plus vivante, et comme le son de ma parole, je vous l'envoie écrit à la main. J'y joins tous mes voeux pour vous, pour les vôtres, et pour vos élèves, et tous mes sentiments les plus fervents. Je suis très ému et très reconnaissant d'apprendre que vous faites faire à vos élèves des dictées tirées de mes livres. Je vous en remercie de tout mon coeur. C'est la plus grande joie que puisse avoir un écrivain. Paul Guth.» Voici le texte destiné à mes élèves d'Aumale (aujourd'hui Soûr El Ghouzlâne) et qui avait été reproduit intégralement dans L'Ecolier: «Chers élèves d'Aumale. Je pense à vous de tout mon coeur. Je vous imagine assis derrière vos pupitres comme j'étais moi-même à votre âge. Cette attitude des élèves m'a souvent fait penser à celle des rameurs sur leurs bancs. La classe devient alors une espèce de navire que, vous tous, sous la direction du maître d'équipage, vous faites avancer vers l'avenir. Parmi tous les lieux sacrés qui peuvent exister sur la surface de la Terre, il y en a peu d'aussi nobles que la classe. On devrait y entrer sur la pointe des pieds, afin de s'y purifier par le silence. Avant de pénétrer dans une classe, j'ai toujours éprouvé cette impression de recueillement. D'abord, quand j'étais élève, comme vous, car j'étais très timide et très discipliné. J'entrais, le coeur serré par le respect, tremblant de ne pas savoir ma leçon, d'avoir fait des fautes dans mes devoirs. J'étais tout pénétré d'admiration pour les grands écrivains du passé dont j'allais expliquer les textes et que je considérais comme des dieux. Plus tard, quand je devins professeur, je fus aussi intimidé en entrant en classe. J'avais la responsabilité de mes élèves. Je devais veiller à leur discipline pour qu'ils me respectent, mais surtout pour qu'ils respectent ces grands hommes dont j'allais leur faire admirer les chefs-d'oeuvre et que je vénérais encore plus qu'autrefois. Pendant dix ans d'enseignement, j'ai goûté dans ma classe les heures les plus belles de ma vie. Jamais, plus tard, ni dans les théâtres, ni dans les musées, ni dans les bibliothèques, je n'ai retrouvé les mêmes joies. Je pense à vous, dans votre classe d'Aumale, et à vos maîtres. Je vous adresse, aux uns et aux autres, mon salut le plus fraternel. Paul Guth.» Je me rends compte aujourd'hui face à ce souvenir, qui me fait tressaillir d'une soudaine et indicible émotion, que mon engouement du livre, et mon ardent désir de le faire partager en présentant des ouvrages dans ma chronique du Temps de lire, a des racines profondes. En effet, si même Le Temps de lire, paraissant depuis une douzaine d'années dans L'Expression, a pris naissance dans le premier numéro Atlas, la première revue hebdomadaire de l'Algérie indépendante, puis s'est développé dans la page culturelle du quotidien Le Peuple, s'est poursuivi et a mûri dans le quotidien El Moudjahid jusqu'en 1994 et parallèlement, durant les années 1972-1990, à la radio, chaîne 3, il reste pour moi comme une éternelle mission à accomplir et à renouveler sans cesse. Le Temps de lire doit être un temps précieux que chacun s'oblige à se réserver comme pour prier dans les grands moments de besoin d'amour, d'amitié et de considération... Que pourrais-je dire de meilleur en guise de conclusion à cette belle et utile réflexion: «À quoi sert le livre?», au demeurant largement traitée par tant d'amis des femmes et des hommes de culture? Si dans les établissements scolaires, les instituteurs manquent, si les bibliothèques manquent, si l'attention des uns et des autres manque, un autre genre d'attention s'éveillera, s'il n'est déjà en situation, et il ruinerait inexorablement l'esprit de la jeune génération. Il faut faire gaffe à ça comme disaient nos aînés pour entretenir notre volonté de nous instruire. Un retour de conscience générale appelle à cette noble démarche: sauver, par le livre instituteur, la pensée morale, civique et culturelle qui fait l'avenir du jeune Algérien. Cet ensemble de textes magnifiques transcrit une réflexion importante qui reste encore et toujours d'actualité ici dans L'Expression, mais je l'espère aussi partout où il est indispensable de se servir du livre, de lire et de relire pour savoir, comprendre et dire. Je fais mienne cette subtile sentence extraite de «Mémoires intérieures» de François Mauriac: «Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es», il est vrai, mais je te connaîtrai mieux si tu me dis ce que tu relis.» Je ne remercierais jamais assez tous les auteurs qui ont librement, spontanément, pris un peu de leur temps pour nous faire connaître leur sentiment en développant le thème général «À quoi sert le livre?» Sans doute, ont-ils également le regret de n'avoir pu - pour des raisons techniques et méthodologiques objectives - exprimer plus aisément leur conviction et leur pensée profonde. J'en suis conscient. Quoi qu'il en soit, je voudrais tant les rassurer tous, sans exception, car la réflexion de chacun d'eux a été parfaitement appréciée, et tant leur dire que, grâce à eux, le Dossier «À quoi sert le livre?» a été consulté par un très grand nombre de lecteurs chaque semaine depuis le mercredi 29 juin dernier. Aux auteurs auxquels je n'ai pas fait appel, je présente mes excuses. Qu'ils soient persuadés, comme je le suis, que le Hasard est une sacrée Majesté capable de toutes les humeurs bonnes et mauvaises. Néanmoins, j'espère que ce même Hasard sera plus fécond en générosité pour reproduire, dans L'Expression ou ailleurs, d'autres rencontres encore plus lumineuses de ceux qui savent à quoi sert le livre. Enfin, mes remerciements s'adressent également au journal L'Expression. Je n'oublie pas non plus l'accueil chaleureux et encourageant de sa direction (M. Ahmed Fattani et ses collaborateurs), l'ardeur professionnelle de toute son équipe de la Rédaction, le soin particulièrement valorisant porté par l'équipe technique à la mise en pages de l'ensemble des contributions et le dévouement de tous les agents au service de ce quotidien qui supporte aisément son titre à la fois beau et prometteur. Ma conclusion? Elle est simple; elle est à la mesure de mon émotion qui est encore plus grande que ma toute première espérance mise dans ce dossier «À quoi sert le livre?». J'ai foi que le Livre Algérien a un immense avenir, car j'observe, comme sans doute beaucoup, que ne pas lire algérien n'est qu'une mauvaise habitude acquise sans esprit ou, pire, qu'une maladie contagieuse contractée par ailleurs et que l'on peut promptement soigner chez nous par d'utiles lectures dans lesquelles nos auteurs, par leur intelligence créative et leur générosité audacieuse auront mis tout leur coeur et leur raison...