Il y a cinquante ans, jour pour jour, des Algériennes et des Algériens, mais aussi des enfants bravaient, d'une façon pacifique, un couvre-feu inique pour protester contre cette mesure discriminatoire. La répression fut terrible, elle fut un solde de tout compte d'une haine contenue et qui pouvait s'exprimer au grand jour et dans cette tuerie, ce «crime d'Etat» pour reprendre l'expression de Jean-Luc Einaudi, toute la chaîne de commandement du policier raciste qui s'est senti «pousser du zèle», aux responsables, notamment le sinistre Papon dont les Algériens se souviennent de son passage sanglant à Constantine comme préfet, mais pas seulement, il y a Roger Frey le ministre de l'Intérieur, le Premier ministre Michel Debré qui voyait là, comme l'écrit Omar Boudaoud, une occasion unique et définitive de briser la structure du FLN en asséchant la collecte d'argent qui ne pouvait se faire que la nuit... Il y a enfin le général de Gaulle qui a laissé faire et ensuite couvert Papon ce haut fonctionnaire qui s'était déjà illustré à Vichy avec la rafle du Vel'd'hiv de plusieurs milliers de juifs qu'il a contribué à déporter. Il sera condamné bien plus tard pour cela grâce à la force du lobby du Crif et de Serge Klarsfeld. Curieusement, la justice française, qui est censée dire le droit au nom de la grandeur de la France, n'a pas retenu les plaintes concernant le 17 octobre 1961, introduites par l'écrivain Jean-Luc Einaudi. Nous voulons aussi dans ces lignes rappeler afin que nul n'oublie, l'histoire tragique d'une lycéenne de 15 ans, Fatima Beddar, lycéenne qui a voulu elle aussi protester et défiler pour la liberté. Mais qui a tué Fatima Beddar?», s'est interrogé Jean-Luc Einaudi. On ne le saura jamais. Mais ce que l'on sait, c'est qu'au commissariat de Saint-Denis et au poste de police de Stains, dépendant de Saint-Denis, des policiers avaient, depuis des semaines, pris l'habitude de jeter des gens dans le canal et dans la Seine. Enfin, il semble que le slogan de l'époque était: «Avec Papon, c'est la chasse aux ratons sous les ponts.» Tout un programme pour une solution «quasi finale». Il y aurait plus de 200 morts, des centaines de bléssés des disparus,plus de 11.700 arrestations.(1) Pour Jean-Luc Einaudy, les journées des 17 et 18 octobre 1961 représentent le paroxysme de pratiques policières qui s'étaient installées et banalisées depuis bien longtemps. On pourrait même remonter antérieurement, au déclenchement de la guerre en Algérie tant les traditions policières antialgériennes sont anciennes. (...) C'est une chasse à l'homme généralisée, à Paris comme en banlieue. Le préfet de police organisant un défoulement sans limites avec l'objectif de vider le sac du mécontentement de la police qui est réel, afin de le détourner du gouvernement qui a fort à faire avec les états d'âme de nombreux militaires et les entreprises séditieuses de l'OAS. (...)»(2) Pourquoi cette marche? On peut se demander pourquoi avoir décidé de cette marche connaissant les risques pour des personnes sans défense? Une première explication nous est donnée par Omar Boudaoud qui a dirigé pendant cinq ans la Fédération de France: «Le couvre-feu touchait particulièrement les militants nationalistes algériens car, selon Omar Boudaoud, «le travail du FLN s'effectuait généralement le soir: les réunions de militants se tenaient dans les cafés ou dans d'autres endroits, la collecte des cotisations s'effectuait après la sortie du travail et le repas du soir, de même que la diffusion de la "littérature" FLN». Devant les difficultés que le couvre-feu entraînerait pour l'organisation nationaliste, le Comité fédéral expliquait que «l'application de ce couvre-feu deviendra un handicap insurmontable et paralysera toute activité. Essayez donc d'organiser quelque chose pour riposter. Nous nous attendions certes à une vague de répression; mais nous étions tellement sûrs du caractère pacifique de la manifestation, que la sauvagerie et l'atrocité de la répression qui s'en suivit nous prit au dépourvu».(3) «De notre côté, l'action du 17 octobre n'avait pas pour but de faire courir un risque politique quelconque aux entretiens en perspective. En réalité, nous avons été contraints de réagir, c'est peut-être un piège de la droite française pour nous pousser à une révolte qui se serait, en définitive, retournée contre nous... (..)De plus, le GPRA était informé de notre action. A Tunis, le ministère de l'Intérieur dont dépendait alors, la Fédération -m'avait dit en substance: «Ceci est votre affaire. Si vous réussissez c'est la révolution qui réussit, si vous échouez, vous paierez votre décision.» Réponse: «J'ai compris, nous allons agir.» En fin de compte, le GPRA nous a félicités. On peut même soutenir qu'il s'est révélé plus important que celui des actions armées d'aout 1958 en France.»(3) L'amnésie du côté français On l'aura compris, ces morts ont été le «prix à payer» pour l'aura de la Révolution mais aussi le prix des luttes intestines au sein du FLN. On apprend en effet, que fin 1961, le livre «Ratonnades à Paris», de P. Péju, est saisi lui aussi. (...) Au lendemain de la manifestation, seuls L'Humanité et Libération dénoncent la violence de la répression Si, en 1972, P. Vidal-Naquet avait déjà rappelé les massacres des 17 et 18 octobre 1961 dans son livre «La Torture dans la République», c'est à partir des années 1980 qu'ils acquièrent peu à peu une véritable publicité. (...) Bien plus tard, le Premier ministre Lionel Jospin en 1999 s'est prononcé contre la reconnaissance officielle des crimes du 17 octobre 1961, déclarant que l'Etat n'avait pas à faire acte de «repentance» et qu'il appartenait à présent aux historiens de faire le nécessaire travail de mise au jour de la vérité sur ces événements. Pour Gilles Manceron, c'est assurément la seconde partie de l'ouvrage, «La triple occultation d'un massacre», qui retient l'intérêt. Les défaillances de la gauche, du Parti communiste notamment, et les luttes de pouvoir au sein du FLN, qui marquent la défaite de la Fédération de France, sont décryptées sans passion inutile. Les batailles au sommet de l'Etat sont également décrites: la mise à l'écart du ministre de la Justice, Edmond Michelet, le 23 août 1961, a laissé les mains libres aux ultras du régime gaulliste - Michel Debré en tête. Dès 1958, la "guerre à outrance" contre le FLN est lancée, de plus en plus féroce à mesure qu'approche l'inéluctable accord de paix, qui sonnera, en 1962, la fin de l'Algérie française.(4) La censure intestine du FLN Du côté algérien ce fut aussi la chape de plomb. Catherine Simon écrit:(...) Près de cinquante ans (et quelques dizaines de livres) plus tard, la connaissance du 17octobre s'est tellement enrichie que le texte pionnier des Péju peut donner, paradoxalement, un sentiment de déjà lu. On aurait tort de s'en tenir là.(...) En le lisant, on mesure cette extraordinaire ironie de l'histoire: la censure qui s'est exercée sur ce texte, à l'époque, ne fut pas celle de l'Etat français, mais celle des autorités de la toute nouvelle République algérienne. C'est le Front de libération nationale (FLN) ou, plus exactement, le ́ ́ticket gagnant ́ ́formé, à l'été 1962, par le colonel Houari Boumediène et le bientôt président Ahmed Ben Bella, qui imposa le silence aux Péju - lesquels acceptèrent de ne pas publier leur livre. (...) Marcel Péju a dirigé, après l'indépendance de l'Algérie, le bureau parisien de l'hebdomadaire Révolution africaine, publié sous l'égide du FLN, et dont le patron a été, jusqu'au printemps 1964, l'avocat Jacques Vergès. Il travaillera plus tard à l'hebdomadaire Jeune Afrique.(5) Dans la préface qu'il a écrite pour ce texte réédité en 2000 à La Découverte, l'historien Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) raconte succinctement les déboires du "livre d'après", celui des Péju, commandé puis décommandé, donc, par le FLN. Il était "déjà en épreuves lorsque vint, de l'autorité algérienne, le conseil pressant de ne pas insister", indique-t-il. Evoquant le "patronage discret de la Fédération de France", qui a encouragé le travail des Péju, Vidal-Naquet explique comment cette dernière, lors de la crise de l'été 1962 (qui vit s'affronter, au sein du FLN, les prétendants au pouvoir), avait "misé sur le mauvais cheval: les civils du GPRA (le gouvernement du FLN en exil) contre les militaires de l'armée des frontières du colonel Boumediène, auxquels s'était adjoint Ben Bella". Ainsi, parce que la Fédération de France "faisait partie des vaincus", explique au Monde l'historien Jean-Luc Einaudi, il était hors de question, pour les nouveaux maîtres d'Alger, de laisser paraître un ouvrage qui "lui aurait fait de la pub". Tant pis pour les manifestants du 17 octobre, matraqués et jetés à la Seine, que le ministère de l'Information du GPRA aurait voulu voir honorés? L'hommage viendra plus tard, au début des années 1990, quand Ali Haroun, l'un des anciens responsables de la Fédération de France, sera revenu en grâce. Depuis 1991, rappelle Jean-Luc Einaudi, la journée du 17 octobre fait l'objet d'une commémoration nationale en Algérie.(5) Historien de l'Algérie contemporaine et de l'immigration, né à Palat (Algérie) en 1933, Jacques Simon abonde dans le même sens: «(...) Bien avant mai 1958, De Gaulle sait que l'Algérie sera un jour indépendante. Mais pour qu'elle reste toujours rattachée à la France, il prépare soigneusement les conditions de sa dépendance économique et financière en organisant son accession à l'indépendance par étapes et de façon maîtrisée. Pour le général, l'objectif était de changer la forme de la domination de l'impérialisme sur sa colonie et cela, dans tous les domaines. (...) Dans le même temps, De Gaulle charge le général Challe d'écraser l'ALN en Algérie et le ministre Jacques Soustelle de détacher le Sahara de l'Algérie puis il lance, le 3 octobre 1958, le Plan de Constantine qui visait à enchaîner solidement l'Algérie à la France. Il a pu alors prononcer, le 16 septembre 1959, un discours sur l'autodétermination qui exprimait sa détermination à négocier avec le GPRA, le dégagement de la France de l'Algérie. (...) Dans le même temps, De Gaulle va injecter dans l'ALN stationnée en Tunisie et au Maroc des centaines d'officiers ́ ́déserteurs ́ ́ qui vont structurer l'ALN extérieure comme une armée professionnelle, avec un Etat-major général (EMG) dirigé par Boumediene. (...) Le général De Gaulle qui ne croit pas dans la capacité du GPRA de garantir les intérêts de la France, contacte Boumediene et soutient, dès l'ouverture de la crise du FLN pendant l'été 1962, l'alliance entre Ben Bella, champion de Nasser et Boumediene. Dans cette situation où De Gaulle a tout cédé au GPRA, pourquoi la manifestation du 17 octobre 61? Le fait majeur qui explique tout c'est la réunion du CNRA de Tripoli du 9 au 27 août 1961, avec un FLN explosé en plusieurs fractions et l'état-major s'opposant à un GPRA lui-même très divisé. C'est dans ce contexte que la Fédération de France du FLN, elle-même en désaccord avec sa direction (le Nidham), installée en République fédérale allemande (RFA), lance la bataille de Paris. Le but est triple: maintenir sa cohésion, garder le contrôle de l'émigration et peser dans la lutte engagée par les différentes fractions du GPRA, pour le pouvoir. Comme en 1958, la réaction du général De Gaulle sera vigoureuse. (...)(6) De son côté, Mohamed Harbi écrit: "Ce qui a joué dans le déclenchement de la manifestation du 17 octobre, ce sont plutôt des enjeux internes, voire des ambitions personnelles (...) En 1961, il n'était plus question d'une troisième voie. C'était une option enterrée. Le gouvernement français avait accepté de ne négocier qu'avec le FLN. Je me souviens d'ailleurs qu'au GPRA, nombreux étaient ceux qui ont mal réagi à cette manifestation d'octobre 1961, qui leur paraissait inutile. On était proche de la fin...Ce sont déjà des luttes pour le pouvoir dans l'Algérie indépendante."(6) (7) Les massacres du 17 octobre 1961 ne sont pas une singularité, ils ont été précédés -le mot génocide est une marque déposée de la Shoah -par une série de massacres à grande échelle à Guelma, Kherrata, Sétif et aussi Alger en 1957 avec un Aussarresses que présente Pierre Vidal-Naquet dans «La torture dans la République» comme le chef de file d'une équipe de tueurs professionnels. Pendant 132 ans, la France autoproclamée des droits de l'Homme -patrie du, dit-on «siècle des Lumières» -et qui fut à bien des égards «un siècle des ténèbres» pour les peuples faibles- n'a cessé de réduire les Algériens par des massacres sans nom. Elle n'a cessé aussi de déstructurer le tissu social au point de problématiser, encore de nos jours, l'identité des Algériens, et d'avoir semé dans nos têtes le virus de la soumission intellectuelle au point que tout ce qui vient «de l'autre côté» est du pain bénit. Le jour où le président du pays des Lumières s'inclinera devant le Pont Saint-Michel, à Paris, lieu symbolique de la lutte contre l'oubli, n'est certes pas encore venu. Les morts sans sépulture de la Seine nous interpellent. Leur combat pour une Algérie libre n'a pas eu la reconnaissance du pays dont les dirigeants ont minimisé longtemps leur rôle dans l'accélération du mouvement pour l'indépendance. Ces morts ont été instrumentalisés et ignorés par les pouvoirs français et algérien en fonction de stratégies différentes mais qui se rejoignent dans la coupable amnésie, cette nuit noire du 17 octobre 1961. Paix à leurs âmes. 1.Chems Eddine Chitour-17 octobre 1961: Impunité et mépris http://bellaciao.org/fr/spip. php?article92738 2.Jean-Luc Einaudi: «Octobre 1961, un massacre à Paris» Fayard, Paris, 2001, 3.Omar Boudaoud: Du PPA au MTLD,mémoire d'un combattant.p.187-188, Ed.Casbah 20007 4.«Le 17 octobre des Algériens», de Marcel et Paulette Péju et «La triple occultation d'un massacre», de Gilles Manceron: un reportage militant et un décryptage dépassionné Le Monde.fr 13.10.2011 5.http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article4664 Catherine Simon, Le Monde des Livres, 13 octobre 2011 6.De Gaulle, l'Algérie et le massacre du 17 octobre 1961 http://actualite.algeeria.com/de-gaulle-lalgerie-et-le-massacre-du-17-octobre-1961 7.M.Harbi: «Ce qui a joué dans la manifestation du 17 octobre, ce sont plutôt des enjeux internes, voire des ambitions personnelles.» Le Monde, 5 février 1999.