«Le plaisir est le bonheur des fous, le bonheur est le plaisir des sages». Jules Barbey d'Aurevilly Il y a bien un moineau qui a élu domicile à ma fenêtre: il a fait son nid dans une anfractuosité du mât qui porte la parabole qui me bouche une bonne partie du paysage sordide qui s'offre à mes yeux chaque fois que je commets l'erreur de pointer mon nez pour connaître l'origine d'un bruit inhabituel. D'habitude, c'est au printemps, quand la sève monte dans les jeunes pousses que le moineau me réveille avec ses gazouillis: son impatience à fêter le retour de la belle saison avec sa compagne lui ôte toute civilité. Et il ne se gêne pas pour réveiller ses voisins qui l'acceptent volontiers comme un témoin de leurs espérances. Et ils lui pardonnent tout le vacarme qu'il fait car ils savent ce que c'est que l'amour puisqu'ils ont été amoureux bien avant lui. Vous ne me croirez pas, au moment où je m'y attendais le moins, il est revenu ce matin chanter à tue-tête une de ces aubades dont il a le secret. Il devait avoir l'horloge biologique détraquée pour se croire en plein printemps alors que les nuits et les matinées commencent à fraîchir sensiblement. Il avait un petit insecte dans le bec et il piaillait avec une ferveur qui confinait à l'agacement. Je me suis dit qu'il devait appeler sa moitié pour pouvoir lui offrir son petit cadeau et espérer ainsi atteindre un niveau supérieur du bonheur des gens simples. Le bonheur! Ces satanés occidentaux ont commencé depuis longtemps d'abord à compter les ressources, les profits, les dépenses et la consommation de chacun, qui classent les gens et les pays selon leur mode de vie, qui distribuent des notes à droite et à gauche selon le comportement des gens dans leur vie quotidienne ou dans les circonstances exceptionnelles pour ensuite pouvoir, un jour, arriver à corriger les errements des sociétés. Ainsi, ils ont classé les pays selon leur PIB, selon la qualité de leur enseignement, de leurs services de santé, du respect des droits de l'homme, de la place de la femme dans la société, de la cherté de la vie, de l'hygiène publique, du respect de l'environnement, du niveau de vie, de l'espérance de vie, de la longévité du mariage, du nombre de divorces... Bref, ils ont même poussé l'outrecuidance à vouloir calculer l'indice du bonheur chez l'être humain et ils ont, à coups de sondages, essayé de classer les pays en leur donnant une note selon les déclarations des personnes sondées. Ce qui, vous en conviendrez avec moi, est quelque chose de très personnel et de très abstrait. La notion de bonheur doit être très éphémère et en somme toute relative: on peut être heureux une minute et l'être beaucoup moins un instant après. Je m'explique: deux amoureux sont assis tranquillement sur un banc public en se tenant par la main et en se murmurant à l'oreille des douceurs qui donnent des couleurs roses à un sombre horizon. Ils sont au sommet du bonheur. Que dis-je, ils nagent dans un bonheur complet malgré le problème insoluble du logement qui se pose à eux et les exigences des parents qui veulent matérialiser leur union par un faste dont ils sont loin de posséder les moyens. Eh bien, leur paradis se transforme en cauchemar quand se pointent à l'entrée du jardin deux policiers qui vont leur exiger le livret de famille ou autre faribole qui attesterait de la légitimité de leur union. C'est la même chose pour le jeune chômeur qui est en train de planer grâce à un joint qu'il vient de se débrouiller en vendant un téléphone portable volé. Alors qu'il est sur les nuages, deux robustes paires de bras l'empoignent, le palpent de partout, le poussent dans un panier à salade et l'envoient dans un endroit où on a une autre définition du bonheur... Et puis, peut-on quantifier l'inquantifiable, de mesurer l'incommensurable? Le bonheur de ce harrag qui vient de toucher à la terre promise est-il le même que celui de ce haut fonctionnaire qui vient de toucher un pourcentage d'un marché de gré à gré? Le bonheur des uns, c'est quelque chose de terriblement profond au point qu'il passe souvent par le malheur des autres.