Mohamed Ghernaout a exercé durant sa carrière tant dans des institutions nationales que dans des entreprises privées, ce qui lui permet d'avoir un regard sans concession sur l'économie nationale. Dans cet entretien, il explique que toutes les banques publiques pourraient se retrouver en faillite et le pays placé dans une situation analogue à celle de 1963 où les banques étaient toutes privées étrangères. L'Expression: Des jeunes refusent de recourir aux microcrédits par refus de la riba. Un taux de 1% peut-il être considéré comme prohibitif? Mohamed Ghernaout: D'abord, il faut s'entendre sur ce que représente ce 1%: il s'agit du taux d'intérêt bonifié hors commissions. Le taux d'intérêt réel revient en réalité à plus de 6%. L'écart entre le taux bonifié et le taux nominal est versé par le Trésor aux banques qui octroient ce type de crédit aux jeunes. Ensuite, s'il y a un consensus autour de la définition par les textes de référence à l'Islam que sont essentiellement le Coran et la Sounna, sur la riba, celle-ci est relativisée par plusieurs savants de l'Islam car il faut comprendre que la banque n'existait pas à l'époque de la révélation du Coran ni du temps de la vie du Prophète (Qsssl). Il y a des interprétations qui différent d'un savant à un autre. En effet, le Saint Coran le définit comme étant tout surplus pécuniaire relatif à l'utilisation de l'argent comme prêt, c'est-à-dire le taux d'intérêt (ex ante) alors que la Sounna quant à elle, étend la riba au fait d'exiger une certaine équivalence dans les prestations d'échange (riba al fadl). Certains économistes de renommée internationale tels que Mohsin Khan (IMF 1987), interprètent à la lettre le Coran et considèrent comme riba toute référence à l'intérêt, mais précisent-ils qu'il y a toujours un débat sur la nature du taux d'intérêt, nominal ou réel. Faut-il ajouter que le Coran relativise cette restriction devant la nécessité (el dharoura), qui peut être représentée dans notre cas par l'emploi qui permet au musulman de se reproduire et de développer sa communauté. Par contre, le code de Hammourabi, qui est la référence en la matière, définit la riba par rapport à un seuil de taux d'intérêt se situant à un maximum de 20% ou 33% selon le produit prêté (argent ou bien). Partant de ce qui précède, du caractère dominant des banques universelles en Algérie ainsi que de la nécessité (el adharoura) de créer des emplois pour les jeunes, le taux d'intérêt de 1%, qui ne couvre même pas le taux d'inflation officiel annuel (que dire du taux réel d'inflation?), ne devrait pas être considéré, selon moi, comme riba. Des crédits à taux zéro peuvent-ils constituer une réponse économiquement viable? Dans l'absolu, la réponse est non, bien sûr, car l'intérêt au sens large, y compris les commissions, est le «gagne-pain» des banques. C'est leur rémunération qui leur permet de payer leurs charges et de réaliser des excédents. Autrement, elles partent en faillite. Cependant, il faut relativiser cette notion de taux zéro car dans la réalité ce taux n'est jamais égal à zéro, il y a une bonification qui représente l'écart avec le taux pratiqué par la banque qui est prise en charge par l'Etat. Pour revenir à votre question, il y a des situations où le crédit à taux zéro devient économiquement viable pour un secteur bien déterminé. Par exemple, une banque qui travaille exclusivement dans un secteur dont, pour des raisons de crise, la valeur ajoutée (celle du secteur) et donc le résultat deviennent négatifs. La banque qui travaille en exclusivité dans ce secteur (exemple de l'habitat en Europe et aux USA après la crise des subprimes) a intérêt à financer le secteur à taux zéro puisque, toute chose étant égale par ailleurs, ce qu'elle donne d'une main, elle le récupère d'une autre main si le secteur redémarre. Mais c'est la banque elle-même qui doit le décider après une analyse actif-passif minutieuse, quand bien même elle reçoit en retour pour chaque crédit qu'elle octroie une bonification qui intervient très tardivement. Dans notre cas, quel est l'intérêt d'une banque à financer à taux zéro l'emploi des jeunes? Si, pour des raisons évidentes de rentabilité, les banques privées y compris les banques islamiques préfèrent travailler sur le court terme où les fonds tournent plus rapidement donc plus profitablement, et notamment dans le financement des importations des biens et services, puisque la grande partie de leurs ressources sont de court terme, les banques publiques sont actuellement financièrement à genoux et leur survie n'est due qu'aux ressources du Trésor public. Je veux dire par là qu'elles sont liquides en raison des compensations du Trésor mais qui demeurent insolvables en raison de leur portefeuille malsain. Et c'est pour ça que les banques publiques ont très peu d'emploi à moyen terme en termes de flux, i.e. font très peu de crédits à moyen et long terme. En plus, le financement de l'emploi des jeunes à taux zéro dans la situation actuelle du pays où les équipements ne sont pas produits localement mais importés, équivaudrait à un financement du reste du monde avec très peu d'effet sur l'économie locale sinon le peu d'emploi qu'elle va créer. Si on ajoute que les crédits entrant dans le cadre de l'emploi des jeunes sont des financements à moyen terme, et partant, la valeur de leurs créances, le financement à taux zéro devient dangereux pour la survie de la banque en termes de trésorerie quand bien même ce type de crédit représente une infime partie par rapport au total du crédit dont une partie très importante (50%) est malsaine (irrécouvrable), d'une part, et que tous ces crédits sont garantis par un fonds qui leur est dédié mais qui demeure non opérationnel, d'autre part. Où est l'intérêt pour les banques publiques de financer l'emploi des jeunes à taux zéro? Pour se faire distancer par la concurrence? Pour recevoir des subsides de l'Etat qui arrivent très en retard? Et jusqu'à quand? Jusqu'à leur mort programmée? Quant au produit consistant à financer 30% du total du crédit à taux zéro avec 70% d'autofinancement, dans la limite du financement des microcrédits, il reste un produit destiné aux jeunes issus de familles riches et qui peut, éventuellement, intéresser les banques islamiques. Mais le voudront-elles? Je ne le pense pas. En dépit d'une réticence vis-à-vis des crédits bancaires et taux d'intérêt par une certaine catégorie de la population, les produits bancaires conformes à la charia ne sont pourtant pas très présents et le système bancaire est toujours monopolisé par des banques classiques. Comment l'expliquer? Les produits bancaires conformes à la charia existent bel et bien à travers les deux banques islamiques qui sont présentes sur le marché algérien, à savoir El Baraka Bank et El Salam Bank. Leurs produits ne sont pas bien médiatisés, peut-être. Mais ces deux banques ne sont pas des philanthropes, elles obéissent aux mêmes exigences de gestion et, notamment de rentabilité pour rémunérer les actionnaires détenteurs de leurs capitaux mais également pour leur recapitalisation et le développement de leurs réseaux respectifs. Notons en passant que pour les opérations de philanthropie, les deux banques islamiques contribuent aux opérations sociales durant le Ramadhan, les mariages collectifs. Le Fonds de la zakat distribue également des microcrédits. Si El Salam Bank est une mono-agence car de création récente (2007), El Baraka Bank n'a qu'une vingtaine d'agences alors qu'elle existe depuis 1991. Elle a été créée à un moment où le pays était à plat au plan financier et au plan sécuritaire. Elle a permis d'engranger quelques millions de dollars qui ont permis au pays d'importer les besoins essentiels à sa population à une époque où les marchés financiers lui étaient fermés et où on négociait le reprofilage de la dette extérieure. La Société Générale et BNP Paribas sont, en 10 ans d'existence, à une cinquantaine d'agences chacune. A deux, elles ont dépassé le nombre d'agences de la BEA et dépasseront celui de la BDL à la fin de 2011 et, au vu des résultats enregistrés par les deux banques, elles atteindront celui de la BNA ou la BADR en 2012. Quant aux banques publiques, elles ne sont maintenues en vie que grâce à l'argent du Trésor public à travers des opérations de recapitalisation et d'assainissement-restructuration des entreprises publiques maintenues sous perfusion depuis plus de vingt ans. En d'autres termes, si les banques publiques dominent encore en termes de crédits c'est parce que celles-ci continuent de financer un secteur public moribond d'une part, et de recevoir, en conséquence, des subsides de l'Etat, d'autre part. C'est-à-dire qu'elles se maintiennent encore par des opérations bidon, voire dangereuses à terme pour l'économie nationale qui consiste à préserver un emploi quasi fictif et partant, à acheter la paix sociale à coup de milliards de dinars, d'une part, et en repoussant l'explosion sociale à plus tard, d'autre part. Aussi, la poursuite dans cette voie risque à terme de mettre toutes les banques publiques en faillite, d'une part et le pays dans une situation analogue à celle de 1963 où les banques, qui étaient toutes privées étrangères, à refuser d'exécuter les instructions des autorités monétaires de l'époque, d'autre part. Pensez-vous qu'il faille mettre en place aujourd'hui, de nouveaux outils et moyens financiers susceptibles de porter ce type de projet et répondre à la préoccupation posée par ces jeunes? Cette question suggère que le système mis en place, basé sur un mix d'institutions financières spécialisées dans le microcrédit tels l'Ansej, l'Angem, la Cnac, etc, les banques publiques et les apports personnels, a échoué. L'architecture au financement de l'emploi des jeunes, en elle-même, est bonne, mais le traitement ne l'est pas. Logiquement, avec l'importance du nombre des institutions des microcrédits liées à l'Etat, le problème du financement ne devrait pas se poser. Je pense également que cette architecture reste handicapée par l'absence d'institutions de capital investissement même si celles-ci sont tournées essentiellement vers une élite d'investisseurs et inventeurs de produits innovants alors qu'on a fait tout un tintamarre à une certaine époque (plusieurs séminaires ont été organisés) mais sans aucun résultat positif concret. Une institution financière publique, la Sofinance, a été même créée à cet effet, mais elle a été vite détournée de son objectif de financer le capital investissement pour aller s'occuper de l'assainissement et de la restructuration des entreprises publiques dont les actions ont toutes échoué car elles partent d'un état d'esprit emprunté au stalinisme qui dit que l'argent du public ne doit pas financer les investissements du privé! Tenant compte du fait que cet état d'esprit existe toujours car ce sont toujours les mêmes autorités qui gouvernent le pays, j'en conclus que le problème des microcrédits et partant, l'emploi des jeunes, ne va pas seulement persister à moyen terme mais, puisque cette partie de la population ne cesse d'augmenter, il va empirer.