«Nous n'avons pas fait le deuil de nos enfants!» crie une femme en sanglots, le portrait de son fils sous le bras. La tension, la colère et la douleur ont pris le dessus dimanche lors d'une cérémonie à Tunis à la gloire des «martyrs de la révolution». Les proches, les veuves et les enfants des «martyrs» veulent «connaître la vérité sur les assassins». Parmi eux se trouve Manoubia, la mère de Mohammed Bouazizi, le vendeur ambulant qui s'est immolé par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid (centre-ouest), et dont le geste a déclenché l'insurrection qui a fait fuir Ben Ali le 14 janvier. Un désordre chaotique a fait place à la cérémonie organisée par l'Instance électorale indépendante (Isie) en présence de représentants politiques et d'artistes. Protestations et cris ont étouffé la musique et la poésie prévues au programme. «L'expression de la souffrance que je viens d'entendre est la plus belle des musiques», lance le poète Seghaier Ouled Ahmed, quittant les lieux, où il devait déclamer ses vers avec l'Egyptien Ahmed Foued Nejm. Un grand drapeau tunisien avec les noms de martyrs inscrits dessus avait été installé sous la coupole du stade El Menzah. Mais la tribune a rapidement été envahie par les proches de «martyrs» qui ont laissé éclater leur colère dès les premiers mots du président de l'Isie, Kamel Jendoubi. Amenés par bus de Sidi Bouzid, du Kef, de Kasserine et d'autres villes de l'intérieur, les parents de morts devaient se faire remettre des blasons avec l'inscription: «En hommage aux martyrs de la révolution, l'Isie décerne ce blason à la famille de ... ». «Comment peut-on nous inviter à faire la fête lorsque nous n'avons pas fait notre deuil», s'étonne Sihem Jeffel, 37 ans, dont le mari Tahar a été abattu sous ses yeux le 13 janvier dans un quartier proche du Palais présidentiel de Carthage. La jeune femme serre sontre elle Mohamed Taha, son bébé aux yeux bleus né trois mois après la mort de son père. «Je suis ici pour lui et pour mes deux autres enfants». Selon un décompte de l'ONU, 300 Tunisiens ont été tués et 700 blessés durant le soulèvement de décembre-janvier. «Nos blessures ne se fermeront pas tant que les assassins de nos enfants ne seront pas connus et punis», affirme Hayet Laroussi, 30 ans, au milieu de femmes agglutinées autour du président de l'Isie ne sachant plus où donner de la tête à vouloir calmer les uns et les autres. «Mon mari et son frère ont été abattus dans le dos et dans la poitrine devant notre maison le 16 janvier à 02H00 du matin», se souvient cette diplômée sans emploi. «La scène ne m'a plus quittée», dit-elle en s'étranglant d'émotion. «Nous avons droit à la vérité, je ne renoncerai jamais», sanglote une mère de trois enfants. «Merci à M. Jendoubi, rendre hommage à nos martyrs est un bon geste», tempère toutefois la mère de Bouazizi. Pour une autre mère endeuillée, «les familles ont en ras le bol, les gens n'ont pas compris le sens de cet hommage, M. Jendoubi a essuyé la colère mais il n'y est pour rien», raisonne-t-elle. «C'est de l'Assemblée constituante que nous devons exiger la vérité sur le sang versé de nos martyrs», ajoute cette femme de Kabaria, un des quartiers les plus pauvres au sud de Tunis. Sur un stand traînent toujours une centaine de coffrets contenant des blasons qui n'ont pas trouvé preneurs.