Comment ne pas témoigner de l'écart qui sépare dangereusement la vie de l'émigré de celle de la société d'accueil? Comment ne pas écrire des films qui soient, pour ceux qui sont restés au pays, le reflet du vrai, le discours d'urgence qu'on voudrait leur faire entendre afin d'éventer les pièges et de dissiper les illusions? De nombreux cinéastes maghrébins ont abordé l'épineux problème de la représentation par l'image de la société émigrée. Ali Akika, Brahim Babaï, Mohamed Bensalah, Ali Ghalem, Abid Med Hondo, Naceur Ktari, Tayeb Louhichi, Ahmed Rachedi, Sidney Sokhona, Okacha Touita, Ahmed Rachedi, Mahmoud Zemmouri et Boualem Guerdjou sont parmi les réalisateurs les plus en vue. Des cinéastes qui croient, dur comme fer, qu'ils ont contribué pleinement à l'émergence d'un cinéma national, bien que conçu et réalisé en dehors de leurs pays respectifs. Chahutés par certains critiques de l'autre côté de l'Hexagone, les cinéastes en question considèrent, à juste titre d'ailleurs, que si la pire des choses reste l'exil, ce qui est essentiel, au sein du pire, c'est d'être conscient de ce contre quoi il est nécessaire de lutter. Pour de nombreux spécialistes français de l'audiovisuel, la représentation de l'émigration par l'image c'est un peu un apprentissage du cinéma au détour des chantiers, de la boue des bidonvilles et des séquences filmées comme un journaliste prendrait des notes sur son genou entre l'événement et la rafle de police. C'est aussi, dira Claude-Michel Cluny, la limite d'un cinéma militant dont le pouvoir reste surtout sentimental, malhabile mais sincère, un peu maigre dans son argument, dépourvu de démagogie mais, également, d'analyse politique solide: «L'Autre France a évité dans l'ensemble les maladresses de Mektoub? le premier essai de Ali Ghalem. De bons instants documentaires sur les villes industrielles du nord de la France ne parviennent pourtant pas à donner une épaisseur tangible à la vie quotidienne des émigrés.» Curieusement, fait remarquer la même source, c'est dans la métaphore que le film culmine: en un long plan sans mouvement de caméra, la déambulation d'un homme portant sa valise, dans le vent, le froid, la solitude, justifie le discret pathétique de la chanson Ya rayah de Dahmane el-Harrachi: «Où vas-tu voyageur? La désillusion de ceux qui t'ont précédé ne te suffit donc pas?...» Ali au pays des mirages de Ahmed Rachedi se situe aux antipodes d'une problématique caractérisée le plus souvent par une esthétique de l'urgence où le misérabilisme occupe une place de choix. Qu'on en juge par l'histoire, tirée d'un scénario de Rachid Boudjedra, qui met en scène un jeune immigré algérien qui arrive à vivre sans trop de dégâts parmi les écueils du racisme tranquille, grâce à sa manière d'être, décontractée et sans complexe. Grutier de son métier, il achète un jour une paire de jumelles et se met, du haut de sa grue, à regarder vivre les Français. Particulièrement contestée par certains courants fidèles aux idées reçues, cette représentation ambitionnait seulement, de l'avis même de son réalisateur, de montrer des émigrés conscients de leur situation provisoire et l'assumant parfaitement: «Nous les avons placés dans une situation où ce sont eux qui observent la société dans laquelle ils vivent...» Bien que n'ayant jamais disposé des mêmes moyens financiers et techniquesque le réalisateur du film L'Opium et la bâton, Mohamed Bensalah semble partager l'option prise par Ahmed Rachedi. De son point de vue, l'homme de la rue n'aime pas être montré dans sa misère d'exilé. Production marginale et sincère s'il en est, Lazam lazam met en scène un homme emporté par la montée de la lutte de libération nationale, puis, à partir du phénomène sociopolitique de l'émigration, le pourrissement des cadres des peuples libérés, utilisant à leur profit les structures d'asservissement héritées de la période coloniale. Plus originale est l'expérience vécue par un cinéaste émigré répondant au nom de Mahmoud Zemmouri. Avec Prends dix mille balles et casse-toi, son premier long métrage, il optait déjà pour une fiction au ton moqueur. La problématique de ce film est axée sur les conséquences de la politique du gouvernement français qui offrait, à l'époque, 10.000 francs aux émigrés désirant retourner dans leur pays. On retrouve le même ton moqueur dans Les folles années du twist, son deuxième long métrage. Un film hors du commun, convient-il de souligner, où Mahmoud Zemmouri traite de la Révolution nationale sur le mode de la comédie. A une mémoire iconographique, le cinéaste substitue, non sans malice et tendresse une vision plus iconoclaste du temps. Avec ce film, écrit Christian Bosséno, l'image fondatrice, légitimante et monolithique d'un peuple unanime luttant pour sa libération, accuse quelques rides. L'énoncé de cette oeuvre autant attachante que réfractaire à une conception manichéenne de l'écriture de l'Histoire, met en scène deux jeunes particulièrement oisifs, hâbleurs et dragueurs, chemise nouée sur le nombril, lunettes de soleil et peigne à l'affût que le twist et les surprises-parties rendent sensiblement fous et inconscients. Cependant le film le plus élaboré au niveau de son signifié autant que de son signifiant reste incontestablement Vivre au paradis de Boualem Guerdjou. Prix de la première oeuvre à la Mostra internationale de Venise et Tanit d'or des Journées cinématographiques de Carthage, ce film retrace l'itinéraire d'un Algérien qui quitte son douar natal pour se rendre en France où il va être ébranlé par l'âpreté et la précarité des conditions drastiques imposées à une émigration particulièrement à l'écoute du terroir et prête à de lourds sacrifices, à l'image de ceux qu'elle consentira le 17 octobre 1961..