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Une nouvelle écoute cinquante ans après?
LE MESSAGE DES ETUDIANTS EN 1956
Publié dans L'Expression le 19 - 05 - 2012

La manifestation des étudiants algériens, un certain 19 mai 1956, fut violemment réprimée
«Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie, ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie. Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau. Toute gloire près d'eux passe et tombe éphémère; Et, comme ferait une mère, la voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau!(..)» Victor Hugo
Ce mois de mai est à la fois celui des douleurs des engagements, mais aussi d'une certaine confiance dans la nature humaine. Nous fêtons dans le recueillement la Nekba palestinienne et la grève des étudiants en 1956. Albert Memmi parlait d'un recueillement en présence de lieux de mémoire, en l'occurrence le 19 mai 1956 marque justement un lieu et un temps pour la mémoire
La Nekba en 2012: une prise de conscience des étudiants israéliens
Comment en effet, expliquer contre toute attente, contre toute stratégie prévisible, l'initiative d'étudiants israéliens arabes et juifs pour fêter la Nekba, cet événement douloureux qui est une tâche à la face de ceux qui ont décidé de permettre à Israël de créer un Etat sur les terres du peuple palestinien. Nous lisons: «La commémoration qui s'est tenue ce lundi 14 mai à l'Université de Tel-Aviv est historique. Au lieu de fêter la journée d'indépendance d'Israël, les étudiants ont organisé une initiative pour se souvenir de la Nekba, soit la catastrophe vécue par un peuple palestinien déraciné et dépossédé, après la création de l'Etat israélien en 1948. (...) Près d'un millier d'étudiants, juifs et arabes, sont venus se souvenir de ce moment douloureux de l'histoire du peuple palestinien. Un acte courageux car depuis la «Loi sur la Nekba» adoptée en mars par la Knesset, toute commémoration de la journée d'indépendance israélienne comme un jour de deuil est un délit. (...) La cérémonie s'est déroulée de façon sobre avec la lecture d'un poème de l'écrivain palestinien Mahmoud Darwich, une minute de silence et une lecture alternative de la prière «Yikzor», réservée traditionnellement aux soldats morts au front. (...) «Nous parlons d'une catastrophe dont toute l'humanité doit être consciente. (...) Autre organisatrice de l'initiative, membre du Comité central du PC d'Israël, Noa Levy, étudiante en droit, abonde dans le même sens, insistant sur la reconnaissance de cette tragédie: «L'idée derrière la cérémonie, c'est qu'il y ait une reconnaissance concrète des souffrances et de la douleur qu'a causée le gouvernement à ces gens qui vivaient sur ces terres». (1)
La grève des étudiants algériens en mai 1956
C'est devenu un rituel de plus en plus évanescent que de fêter le 19 Mai 1956. Ce jour où la fine fleur du pays décidait d'une grève des études, aussi bien au niveau des lycées que de l'université. Beaucoup d'entre eux ne revinrent plus sur les bancs de l'université et prirent le maquis. C'était un choix difficile, quitter une situation relativement correcte et hypothéquer son avenir. Beaucoup le firent et on ne leur rendra jamais assez hommage. Que l´on songe, à titre d´exemple, à l´appel à la grève illimitée des étudiants et des lycéens lancé par l´Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema), le 19 Mai 1956. L´Ugema déclarait: «...Effectivement avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres! A quoi donc serviraient-ils ces diplômes qu´on continue à nous offrir pendant que notre peuple lutte héroïquement, pendant que nos mères, nos épouses, nos soeurs sont violées, pendant que nos enfants, nos vieillards tombent sous la mitraillette, les bombes, le napalm (...) Etudiants et intellectuels algériens, pour le monde qui nous observe, pour la nation qui nous appelle, pour le destin historique de notre pays, serions-nous des renégats?»
Il est d'ailleurs curieux de constater, qu'en cinquante ans, peu d'hommages leur ont été faits. Qui se souvient de Taleb Abderahmane, étudiant en chimie, brillant, qui eut à s'occuper de mettre au point les explosifs. Il le paya de sa vie. Qui se souvient aussi d'Amara Rachid, Benbatouche et tant d'autres et dans le meilleur des cas, leurs noms furent confinés dans d'obscurs amphis ou lycées, voire ont risqué d'être dépossédés comme c'est le cas d'un CEM dédié à Malika Gaïd
C'est donc cinquante ans après un véritable problème que cet ostracisme en direction de la faible élite du pays et qui explique d'une certaine façon la méfiance du pouvoir à l'endroit des intellectuels. Pourtant, le FLN historique comprit rapidement la nécessité de former les cadres de demain et Djelloul Baghli, ancien DG de l'IAP, ancien ministre, l'un des organisateurs du plan de formation au niveau de la Fédération de France sous la direction de Omar Boudaoud, a déclaré que le nombre de jeunes en formation avoisinait les 900 éléments! Qu´on se le dise! Le système éducatif colonial en Algérie se résumait à 1 500 écoles primaires et six lycées, principalement pour les enfants européens. L´enseignement étant distillé à dose homéopathique pour les indigènes. Les aspects positifs se résument à moins de 500 diplômés en 132 ans! les scientifiques formés (ingénieurs) se comptaient sur les doigts d'une main.
La méfiance envers les intellectuels est à des degrés divers, l'une des causes de la difficulté du pays à marier une «légitimité historique» bien comprise et l'impérieuse nécessité de construire un Etat sur des bases scientifiques. C'est ainsi que les étudiants qui firent des études ne furent pas jugés à leur juste valeur et apport. Il m'a été donné, dans les colonnes, de rapporter le cas de ces intellectuels à l'instar du professeur Khelifa Zizi, professeur émérite de mathématiques à Paris, ancien élève de Laurent Schwarz qui lui confia son héritage scientifique au point que le professeur Zizi a publié une bible des mathématiques, fruit de son enseignement à Polytechnique à Paris. Il m'a été donné de lui poser la question: «Pourquoi n'avez-vous pas fait valider votre passé de maquisard?» La réponse fut sans appel: «Cela ne compte pas, je n'ai fait que mon devoir». Mieux encore, il m'a été donné de faire le Service national avec un ingénieur qui avait fait le maquis. Ses compagnons de maquis eurent des carrières autrement plus lucratives que lui qui a pris sa retraite après trois décades au service du pays dans la bataille du développement.
Pourquoi, encore une fois, cet ostracisme à l'endroit du savoir? Pourquoi les hommes de lettres, et les hommes de sciences - qui ne sont pas légion - ne sont pas honorés de leur vivant et même après leur mort? Il nous faut rendre justice à ces géants. Il n'est pas normal, le croyons-nous, que ces pionniers du savoir ne puissent pas être honorés à leur juste apport, notamment en baptisant des universités, grandes écoles, instituts, centres de recherches de leur nom. Ce sont des marqueurs identitaires aussi prestigieux que ceux qui ont combattu les armes à la main, car personne ne pourra jamais évaluer à sa juste valeur, l'apport de Mostefa Lacheraf, M'hamed Yazid, Abdelkader Tchanderli et tant d'autres qui ont tant fait pour la cause algérienne. Les intellectuels de la révolution ont donc donné un contenu scientifique et culturel à la révolution en utilisant toutes les ressources de l´intelligence pour combattre la fausse image propagée par le pouvoir colonial. Un communiqué sur l'inscription de la question algérienne à l'Assemblée des Nations unies faisait autant de ravage dans l'imaginaire du pouvoir colonial que les combats prestigieux des moudjahidine.
Justement, à propos de baptisation des établissements et des rues, et paradoxalement, on s'aperçoit que cinquante ans après, nous avons toujours des problèmes de reconnaissance. Abdelkrim Badjadja dans une contribution récente intitulée La Symbolique des harkis dans la mémoire collective à travers l'imposture de noms de rue et des listes des martyrs, il cite un exemple à Constantine: la place Kalkoul Rabah: «(...) Vingt ans après, (...) la placette située derrière le cercle du CSC, boulevard Belouizdad, arborait toujours le nom du harki...J'apprends qu'en 2005, le problème a fini par être réglé...par le temps: la placette s'est dégradée, les maisons qui la bordaient se sont effondrées, et la plaque portant le nom du harki a disparu! Si j'ai bien compris, reconsidérer ce dossier au moment où je l'avais soulevé, c'est reconsidérer les dossiers des membres de la commission qui avaient proposé le nom du harki, et partant, réviser et contrôler. Pas étonnant dans ces conditions, qu'en l'an 2005, la presse algérienne avance le chiffre de 10.000 faux moudjahid, faisant partie de la «famille révolutionnaire», association qui ne peut se prétendre à but non lucratif, réclamant une pension mensuelle minimum de 85.000 dinars, au moment où la majorité des travailleurs doit se contenter, en 2005, de 10.000 dinars arrachés avec peine, pendant qu'on offrait aux jeunes diplômés des emplois précaires d'utilité publique à moins de 3.000 dinars par mois! Un cadre titulaire du Ph.D s'étant vu proposer ce type d'emploi par la commune où il résidait, et ne voulant pas retourner à l'étranger, avait fini par... se suicider.». (2)
Justement, à propos de baptisation, nous lisons dans le journal El Moudjahid: «Abordant ensuite la question de la baptisation et la rebaptisation de certains quartiers aux noms des chouhada et des moudjahidine décédés, M.Mohamed Chérif Abbas a indiqué qu'un recensement réalisé par son département, en coordination avec les services de la Gendarmerie nationale a révélé que «250 quartiers et établissements à Alger portent, depuis l'Indépendance des noms de personnes qui ont porté atteinte à l'Algérie». Il a annoncé, à cet égard, qu'une campagne de baptisation et de rebaptisation de rues et d'établissements divers sera lancée à partir du 5 juillet prochain et durera une année entière. (3) Cinquante ans après, le ministère des Moudjahidine n'a pas terminé de débusquer les faux moudjahidine! Au moment où le président de la République pense que le moment est venu d'aller vers d'autres conquêtes, vers d'autres djihad, dont le moteur serait la jeunesse, on continue à s'accrocher au concept ravageur de «famille révolutionnaire» qui donne l'impression d'une chasse gardée. S'il nous faut nous recueillir avec reconnaissance devant tous ceux qui sont morts pour la patrie et partant, les ayants droit descendants jusqu'à leur maturité, il nous paraît incompréhensible que des enfants de chouhadas et pis encore des enfants de moudjahidne qui sont pour certains grands-pères continuent d'émarger au râtelier de la République qui restera une vue de l'esprit tant que chacun ne sera pas jugé à l'aune de son apport personnel au développement du pays. Il faudra bien qu´un jour le citoyen lambda connaisse la réelle valeur ajoutée de cette «famille révolutionnaire».
Que reste-t-il des nobles idéaux qui ont animé les lycéens et les étudiants algériens de cette époque? A première vue, on constate «un désenchantement» des étudiants actuels qui sont terrassés par un quotidien et un avenir incertains, ceci du fait de l´anomie de l´université devenue un corps sans âme par des paléo-enseignants qui ne retournent plus enseigner quand vient le moment de la chute. Le maître-mot pour les étudiants consiste à réussir de ce fait, tous les moyens sont bons, même les plus répréhensibles. Nos étudiants, à leur corps défendant, ne connaissent, pour la plupart, rien des enjeux du monde, des stratégies, bref, ils ne croient plus à rien, et tétanisés par une fatalité, pour deux raisons majeures. D´une part, l´incurie qu´ils constatent au quotidien ne leur donne comme image que les «bons exemples» en termes de vampirisme du pays, et de trabendisme de l´argent facile, de l´impunité et naturellement, on l´aura compris, à mille lieues des quelque repères moraux qu´on lui inculque.
Nous, enseignants, avons notre part de responsabilité. Nous autres enseignants, nous devons être des repères au quotidien pour nos étudiants et pour la société qui nous regarde. Nous devons trouver en nous-mêmes le courage nécessaire pour faire notre autocritique, en dénonçant ceux qui démonétisent, par leur façon d´être, la fonction d´enseignant. Nous nous devons de respecter l´effort et le mérite, la sueur et les résultats sur le «terrain».
Au risque de nous répéter, il faut savoir que rien ne peut se faire sans les «gardiens du Temple» que sont les enseignants. Est-il normal que ce soit les chefs d´établissement et leurs structures administratives qui décident de la pédagogie en lieu et place des conseils scientifiques? La charte de l´éthique avait tracé les domaines d´intervention de chaque entité. Cette charte qui a demandé beaucoup d´effort tarde à être appliquée. On parle d'un plan énergies renouvelables où former les milliers d'ingénieurs et de techniciens? Comment peut-on accepter de sacrifier la formation d´ingénieurs sous les conseils avisés de «ceux qui nous veulent du bien», comme ils l'ont fait en 132 ans, mais qui ne sacrifient pas leurs écoles d´ingénieurs comme on le fait présentement avec la destruction programmée de l´Ecole polytechnique qui tente de résister à la démolition, sous le regard indifférent des pouvoirs publics et de la société? Quel est alors, l´avenir du système public de l´enseignement supérieur? L´Université doit-elle continuer à former des chômeurs de luxe? Quels sont les métiers dont aura besoin l´Algérie dans dix ans? Quels sont les effectifs à former par grande discipline? L´Algérie a-t-elle besoin d´une élite? Autant de questions qui restent pour le moment sans réponse.
En définitive, le moment est venu de substituer aux rentes de situations, pour le bien de ce pays, la légitimité du neurone. Le président de la République à Sétif parle d'un passage de témoin. La légitimité révolutionnaire pour, aussi prestigieuse qu'elle soit, notamment par l'exemple des martyrs, doit laisser la place à la compétence, seule capable de répondre aux défis de ce XXIe siècle de tous les dangers, notamment avec la mise en place inéluctable d'un Nouvel Ordre qui a pour bréviaire le postulat de Hobbes de la «guerre de tous contre tous». Dans une contribution de l'année dernière, plus que jamais d'actualité, j'écrivais: «Nous avons besoin de mettre en place de nouvelles formes de lutte soft, mais de loin plus percutantes basées sur le savoir, une nouvelle échelle sociale basée sur le savoir et le savoir-faire et la méritocratie. Il nous faudra aussi faire aimer ce pays à nos jeunes dont 75% sont nés après l´Indépendance et dont ils ne connaissent que les rituels sans épaisseur des commémorations. Ils pourront, si on sait y faire inventer un nouveau 19 Mai 1956 avec les outils du XXIe siècle du Web 2.0, une nouvelle révolution de l´intelligence. Ils seront des citoyens fiers de leurs trois mille ans d´histoire, assumant leur identité et résolument tournés vers l´avenir. L´avenir de l´Algérie est à ce prix. Si l´Université se remet véritablement en cause, alors la dimension symbolique de l´appel du 19 Mai 1956 sera vraiment pérenne, nos aînés seront tranquilles quant à l´avenir scientifique et technologique de notre pays» (4)
1. http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/
2. http://www.alterinfo.net/Abdelkrim-BADJADJA-la-symbolique-des-Harkis-dans-la-memoire-collective-a-travers-l-imposture-des-noms-de-rue-et-des_a76264.html
3. http://www.elmoudjahid.com/fr/actualites/27891
4. C.E. Chitour: 19 mai 1956:A l´école du Djebel L´Expression du 21 mai 2005


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