Très jeune, Mouloud Oun-noughane découvre l'art. Lycéen à la fin des années 1990, au lycée polyvalent de Tizi Ouzou, Mouloud accompagnait avec son piano plusieurs chanteurs connus dans la région. Il était musicien notamment de la chanteuse inoxydable Malika Domrane. Après son Bac, il poursuivit des études de médecine. Aujourd'hui, il a une double mission: médecin au service des patients, et musicien au service de l'art. Il nous livre dans cet entretien toutes ses passions. Ecoutons-le... L'Expression: Que pensez-vous, docteur, du rapport entre l'image et la musique et de l'ajout de contenus vidéo à un contenu musical? Mouloud Ounnoughane: La fonction expressive de la musique se situe à plusieurs niveaux, on peut citer, entre autres, la dramaturgie, le lyrisme et le symbolisme. La musique, à travers ses palettes esthétiques, peut être emphatique ou inversement, elle rehausse la scène d'un film ou d'un clip en modifiant son intensité. Des harmonies douces et polies de violons alto peuvent susciter émotions fortes, amenant le téléspectateur à éclater en larmes, je pense à la bande originale du film Titanic interprétée avec maestria par Céline Dion. A l'inverse, une musique entrecoupée ou jouée en staccato entraîne une excitation. Dans la gamme des dissonances, on peut provoquer de l'effroi, voire de l'angoisse, je pense à la B.O. du film Les Dents de la mer mise en musique par John Williams et réalisé par Spielberg, on n'omet pas la collaboration entre Bernard Herman et le maître du suspense, Alfred Hitchcock. Le figuralisme est l'art d'exprimer avec des motifs musicaux des évocations, un sentiment, voire un état d'âme ou souligner le contenu d'un texte, on agit sur tous les paramètres qui construisent la mélodie, les intervalles, les nuances, la gamme, le tempo... évidemment, le mode contribue à créer la valence émotionnelle: Habib Touma fait écouter différents maqâms à des musiciens arabes et européens et y recueille les schémas affectifs, il remarque des similitudes entre les deux groupes malgré leurs cultures différentes; par exemple, le rast évoque un sentiment de fierté et de puissance, el bayati est l'expression d'une force vitale... Dans le même registre, je suis fasciné par le timbre du ney qui reste par excellence l'instrument des soufis, c'est une allégorie entre le vent de l'esprit et les forces tumultueuses de la nature. Pour Djallal uddin Rumi, le ney symbolise l'âme qui souffre de ne pas être liée à la sphère divine... un achoueq interprété par cet instrument à vent image parfaitement l'écho magique et poignant des montagnes du Djurdjura... Jouer un même air avec différents instruments en sort-il différentes influences sur l'être humain? Quelques notions de base concernant le son s'imposent d'elles-mêmes avant de répondre à votre question. En acoustique musicale, le son possède trois principales caractéristiques: primo, la fréquence ou hauteur; elle est évaluée en hertz, c'est le nombre de vibrations par seconde, plus les vibrations sont importantes, plus le son est aigu et vice versa, c'est-à-dire un son grave correspond à de basses fréquences. Secundo, c'est l'intensité qui est mesurée en décibels, elle représente en quelque sorte la puissance ou l'amplitude sonore. Enfin, le son possède un timbre ou sa propre couleur qui confère «une identité» à chaque instrument de musique. Le timbre d'une source sonore dépend de la fréquence fondamentale et de ses multiples entiers appelés harmoniques, par exemple le La à 440 hertz situé au-dessus du Do central d'un piano peut être plus aigu plus haut et aura donc des harmoniques à 440x3 c'est-à-dire à 1 320 hertz. On sait, par exemple, que les sonorités d'instruments à fréquences basses, tel le basson, sont bien perçues par le foetus dès 5-6 mois dans le ventre de sa maman et des mélodies de cet instrument calme le bébé, une expérience assez originale qui a consisté à faire écouter, à travers la paroi abdominale de la maman, le morceau Pierre et loup de Prokofiev utilisant le basson, l'on remarque que le foetus a tendance à se calmer, par contre des fréquences aiguës peuvent susciter turbulence et agitation... Docteur, vous mentionniez dans votre livre que la musique classique n'est pas synonyme de musique universelle. Pouvez-vous nous éclairer justement sur cette confusion récurrente même dans les milieux artistiques, logiquement plus initiés que le grand public? Le terme de musique classique est devenu dans l'usage courant un terme ambigu, divers sens lui sont attribués: pour certains, il signifie musique savante par opposition au folklore (loin est la dévalorisation des musiques populaires...). En fait, dans le cheminement de la musique symphonique occidentale, l'étape «classique» se situe entre la moitié du XVIIIe siècle jusqu'à 1820. Elle est en rapport avec une richesse mélodique et une gamme d'esthétique; Mozart en constitue la principale icône. La phase ayant précédé le classicisme représente le baroque et Jean-Sébastien Bach constitue un des maîtres d'oeuvre de cette étape. Après le classique, les romantiques entrent en scène. Enfin arrivent les auteurs de l'ère moderne et ceux du contemporain. Concernant le terme de musique universelle, à mon sens, il reproduit un pléonasme, parce que tout simplement la musique est bien un langage universel (apparu bien avant le parler oral), car ne requérant pas de traducteur d'émotions, que l'on soit japonais ou indien, on n'a pas besoin d'intermédiaire pour frissonner et percevoir une harmonie musicale. Quand Concha Buika chante, je ne comprends absolument rien à l'espagnol, mais je saisis vite la gamme d'émotions produite par cette cantatrice. Enfin, je finirai par cette citation de Proust: «La musique est peut-être l'exemple unique de ce qu'aurait pu être - s'il n'y avait pas l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées - la communication des âmes». Vous évoquiez beaucoup de genres musicaux. Pouvez-vous, docteur, nous dire s'il existe une musique kabyle actuelle. Il n'est pas une situation dans la vie sociale en Kabylie où le chant ne soit présent: la musique célèbre l'homme, de sa naissance jusqu'à sa tombe, en voici certaines manifestations illustratives, «thivougharine» (chant de mariage et de naissance), «l'ahiha» ou chant d'évocation amoureuse dans «adhekkar» on retrouve des psalmodies envoûtantes accompagnant le cérémonial funèbre, dans le cas d'«azzuzen», la maman chante une berceuse avec son tempo caractéristique... Notre paysage audiomusical est «dispatché» en grand écart, d'une part entre des chants folkloriques qui seraient donc beaucoup plus l'expression d'un mode de vie ayant évolué par un processus de transmission oral avec les risques de «volatilité» que cela peut comporter, et d'autre part, par des mélodies truffées d'électronique, en d'autres termes, il y a de l'artisanal et de l'industriel. Dans le chapitre de musique actuelle, il est désuet aujourd'hui de l'évoquer sans l'associer au métissage, ceci est valable, aussi bien pour la chanson d'expression kabyle que pour celle chantée en arabe, vous savez, la culture comme le dit Jacques Lacarriere c'est tout ce qui refuse les similitudes, l'immobilisme des racines... c'est porter en soi d'autres mondes, c'est s'enrichir en se métissant, rechercher le différent, le dissemblable. Le métissage ne doit pas être considéré comme étant un simple rajout de rythme binaire qui s'acclimate aisément avec les mélodies de nos chants à l'image du disco, du funk ou des variantes du beat des boîtes à rythmes ou synthés, ce serait trop simple, l'art est plus haut et plus noble que le basique copier-coller... La réharmonisation, l'acoustique, la polyphonie, la polyrythmie, les nuances doivent être en haut du tableau. Le compositeur doit fureter à la recherche de l'originalité et des meilleurs trocs d'esthétique. Comment, concrètement, la musique peut nous aider dans notre vie quotidienne? Par son alchimie subtile et sa puissance immanente, la musique constitue un véritable révélateur d'émotions enfouies. Certaines musiques nous renvoient des harmonies, des tonalités qui nous semblent familières et qui sont en phase avec notre état d'âme ou notre tempérament actuel, cet aspect est visible par exemple lors de certaines cérémonies ou fêtes: notre gaieté est amplifiée spontanément à l'écoute de musique d'ambiance. Certains chants populaires, par leur communicabilité et leur ambiance bon enfant, constituent un excellent ciment social et un vecteur de rapprochement de personnes. Par ailleurs, il faut savoir que l'apprentissage assez tôt d'un instrument de musique contribue au bon développement de la psychomotricité de l'enfant. La pratique de percussion peut s'avérer être un bon exercice pour l'expression médiatisée de l'agressivité, enfin le chant développe la respiration et donc les mouvements du balancement du diaphragme. En thérapie musicale, le mode d'action de la musique s'opère de deux façons: primo, dans la technique dite active à travers un chant ou un motif rythmique, on peut établir un lien entre un autiste et le thérapeute, le patient utilise une forme d'improvisation (jeu de tambour par exemple) pour tenter de communiquer, ici toute création est une forme de recherche en soi. Secundo, la technique passive consiste à faire écouter une bande son et tenter, à travers les souvenirs, de faire jaillir des dysfonctionnements émotifs en tentant de mieux les restructurer..