«L'extrême civilisation engendre l'extrême barbarie.» Pierre Drieu La Rochelle On ne peut refaire l'Histoire, à moins d'utiliser, comme dans les romans ou les films de science-fiction, la machine à explorer le temps, comme on ne peut faire de la politique fiction: si les choses avaient été comme ceci et non comme cela. On n'en finirait pas de refaire le monde. Mais le temps est là: il passe imperturbablement avec les événements qui le constituent... Ainsi, on peut imaginer ce que le monde serait, s'il n'y avait pas eu toutes ces grandes invasions, ces grandes conquêtes, la formation de vastes empires, les colonisations: tout le monde serait resté chez soi à vivre d'une manière bucolique. Mais l'homme est un animal qui bouge: quelles que soient les raisons qui le motivent, il veut toujours voir ce qu'il y a derrière l'horizon. Il est rare que des nations moins avancées technologiquement soumettent d'autres plus avancées qu'elles: les grandes invasions barbares ont détruit l'Empire romain et les Turcs et Mongols ont mis fin aux royaumes musulmans. Dans tous les autres cas, ce sont des nations mieux organisées qui ont conquis d'autres espaces. On peut difficilement imaginer ce qu'aurait été l'Amérique sans sa découverte et sans les conquêtes qui ont suivi. On ne pourrait imaginer le monde sans la formidable puissance économique et militaire des Etats-Unis d'Amérique, puissance qui s'est bâtie sur un horrible génocide, des spoliations continuelles. Si le Mayflower n'avait pas jeté l'ancre à Cap Code, peut-être que les Amérindiens seraient toujours à cultiver leurs haricots, à chasser le daim ou le bison. Il n'y aurait pas l'esclavage, la conquête de l'Ouest, la guerre de Sécession et toutes les autres guerres qui suivirent, qui durent encore ou qui attendent sagement au coin d'un prétexte. Il n'y aurait pas ce formidable brassage de races qui créa les conditions idéales pour le développement de l'esprit d'entreprise, d'une plus grande tolérance, d'une soif toujours inassouvie de richesse et de savoir. La croissance exponentielle des Etats-Unis a eu des effets probants sur la marche du monde. Sans tout cela, on n'aurait peut-être pas connu les inventions merveilleuses ou terrifiantes qui ont changé et la vie et le sens de la vie des hommes. L'Europe serait restée le nombril du monde et ni la Chine ni l'Inde n'auraient été stoppées dans leur développement par des guerres coloniales absurdes et criminelles. Mais voilà, les peuples les plus puissants, les plus avancés finissent toujours par imposer leur vision du monde: souvent les armées précèdent les capitaux et quelquefois, les capitaux préparent le terrain aux armées. La question qui tarabuste beaucoup de gens est de savoir si les conquêtes, les colonisations ont été bénéfiques ou ruineuses pour les peuples occupés. Il est difficile d'y répondre et seuls les philosophes peuvent disserter sur ce sujet poignant: la mort d'un seul individu est-elle nécessaire pour l'amélioration du niveau de vie d'une population ou bien, la modernité est-elle plus importante que la mort de toute une civilisation. Car tous les colonisateurs vous le diront, intellectuels, religieux et militaires sont d'accord: il y a des peuples qui reçoivent la colonisation comme une douloureuse thérapie à leur sous-développement. Au XIXe siècle, des intellectuels humanistes soutenaient mordicus la colonisation de l'Algérie. C'est pour cette raison qu'un Parlement régi par des Constitutions démocratiques et laïques, s'apprêtait à voter une loi portant sur les bienfaits de la colonisation pendant que les descendants de leurs victimes demandent d'une façon permanente des excuses officielles sur tous les crimes commis au nom d'une certaine idée de la civilisation. A toutes ces questions peut s'ajouter une autre: est-ce que les musulmans qui ont conquis l'Espagne se sont conduits différemment des autres conquérants? Après, on pourra aisément disserter sur le thème du livre de Sigrid Hunke.