A vrai dire, La Grande Maison, le premier roman de Mohammed Dib a impressionné, dès sa parution en 1952, la jeunesse algérienne. En ce temps-là, le système colonial avait atteint son paroxysme basé sur la force et sur le reniement, une fois de plus, définitif de la nation algérienne. Or, dans ce roman, on découvrait un ton de vérité que l'on croyait impossible de tenir et, du reste, même impossible de retrouver si jamais il avait existé dans le passé. En lisant ce roman, qui, parmi nous, ne se reconnaissait dans «les souffrances et les espoirs de notre patrie», que cet auteur inespéré, s'instituant «écrivain public», décrivait, à partir de Tlemcen, sa ville natale? Sous la forme d'un long témoignage sans complaisance, mais sans haine, il saisissait «les structures et les situations particulières» du peuple algérien sous la domination coloniale. Cet enthousiasme des jeunes s'explique aussi par le souvenir ineffaçable d'événements qui avaient imprimé à leur conscience patriotique un sursaut déterminant. C'est que, d'une part, le soulèvement populaire du 8 Mai 1945 pour l'indépendance du pays et sa répression terrifiante par «les forces de l'ordre» (police et armée ) de l'administration coloniale française, massacrant de très nombreux jeunes et tuant plus de 45.000 Algériens, étaient encore vivaces dans toutes les mémoires; d'autre part, les jeunes - les rares au lycée et les rarissimes à l'université, les ouvriers et les chômeurs - commençaient à être fascinés par le réalisme d'un nationalisme authentique, certes clandestin, mais dont, avait fortement le sentiment de certitude, l'ensemble de la société algérienne éprise de justice, de progrès, de liberté et d'indépendance nationale. La Grande Maison, premier volet de la trilogie «Algérie», était pour nous, pour ainsi dire, «l'expression d'une vérité». Car voilà enfin, avions-nous pensé, un auteur, écrivant en français, qui n'est pas français et qui nous parle de ce que nous sommes, qui nous décrit sobrement, efficacement, avec une «vérité nue», invitant ses lecteurs à fraterniser avec nous qui sommes tous, quelque peu, quelque part, ses personnages et, sans doute surtout, nous invitant à fraterniser avec nous-mêmes! Plus tard, la critique, en France, a dit: «Monsieur Dib est un poète créateur» (Robert Kemp, Nouvelles littéraires ). C'est là un immense honneur rendu, juste en son temps, et très mérité, - en 1953, Dib reçoit le Prix Fénéon pour son roman. Mais, aujourd'hui comme hier, et c'est un éloge franc et sincère, Dib n'a rien inventé que son intelligence, sa sensibilité, son éducation ou sa culture ne le lui ait d'abord inspiré. Car avant lui, tout existait. Dib en a fait alors, courageusement, consciencieusement, avec un talent de grand écrivain, la révélation au monde entier en usant d'une recette personnelle qu'il a su élever au niveau de l'universel. Il déclarait, en effet, un jour: «Une oeuvre ne peut avoir de valeur que dans la mesure où elle est enracinée, où elle puise sa sève dans le pays auquel on appartient, où elle nous introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses complexités et ses déchirements.» Puis, d'une oeuvre à l'autre, Mohammed Dib a reconstitué notre univers, pour nous et pour nos semblables, d'autres peuples au front fier et généreux. Il restitue une écriture réinventée à une voix, celle de son peuple, qui s'impose à lui. Ainsi, déclarait-il encore au journal Libération en mars 1985: «L'écrivain n'a d'autres ressources que de se mettre en spectacle et, acteur et théâtre de sa propre représentation, d'espérer de la sorte pouvoir les dires - toutes ces choses sur l'homme qui ne se disent pas, en plus de celles qui se disent.» Nous lisions donc Mohammed Dib pour nous voir dans le miroir clair qu'il nous tendait et qu'il ne cesse de nous tendre fidèlement, à plus de quatre-vingts ans de vie (il est né le 21 juillet 1920) et à près de cinquante années d'écriture, en chacune de ses oeuvres. Chaque oeuvre, jusque-là publiée, constitue la trame immuable d'un témoignage sur le passé colonial, un cri contre l'oppression, contre l'injustice et contre le malheur, dans une chaîne ininterrompue d'espérances, de promesses, et aussi de désillusions bien amères. L'oeuvre tout entière, passée sur l'ancestral métier à tisser, est une étoffe solide, mais d'une extrême ténuité ; dense, mais d'une heureuse sobriété ; aux tons variés, mais d'une délicate structure ethnographique. Cette structure particulière en appelle à l'amertume quand le constat ne trouve pas de solution dans l'immédiateté du temps, c'est-à-dire à ce moment exceptionnel et furtif où commence l'évolution de l'homme vers son besoin de liberté inaliénable et où pourrait finir paisiblement la longue quête de soi. Là, les figures tirées du réel et de l'imaginaire, tout à la fois, prennent place, force et signification dans le tissu du langage familier ou traditionnel aux multiples motifs ; là, se singularise l'oeuvre de Mohammed Dib par l'excellence de tous ces aspects ; et là, cette oeuvre, importante et très riche, est structurée, est filée, thème après thème, dans l'incessant «battement assourdi des peignes» et «le furieux claquement des navettes» du métier du maître-tisserand... Aujourd'hui, notre écrivain est-il «rendu à lui-même» ainsi qu'il le souhaitait jadis? Quoi qu'il en soit, il est une certitude qu'il faudrait brandir: Mohammed Dib continue d'observer l'âme réelle de son pays avec ses «yeux du dedans» et son art se rapproche de plus en plus près de l'homme qu'il sert généreusement en tout temps et dont il se sert pour façonner une «spiritualité» en perpétuelle évolution pour le plus grand bien de la nation. Enfin, il faut rappeler que Mohammed Dib a partagé avec le grand poète de langue arabe Mohammed Laïd El-Khalifa, le prix de l'Union des Ecrivains algériens, le 14 décembre 1966. Ce jour-là, j'étais membre du comité d'attribution de ce prix. Inutile donc de se demander comment n'ai-je pas ressenti un exceptionnel bonheur personnel et maintenant comment n'ai-je pas autant d'admiration pour l'art de nos deux hommes de lettres, sinon plus encore...