L'ancien procureure Carla Del Ponte a-t-elle mis les pieds dans le plat? En agissant en franc-tireur, Mme Del Ponté a jeté un pavé dans la mare. Les armes de destruction massive (ADM) comprennent les armes chimiques, les armes biologiques ou à toxines et les armes nucléaires. Elles sont infiniment plus puissantes et donc plus meurtrières que les armes conventionnelles ou classiques et ne sont pas sélectives dans les cibles. Les armes chimiques ont été abondamment utilisées pendant la Première Guerre mondiale ou encore dans la guerre Iran-Irak dans les années 1980. C'est la première arme de destruction massive ayant fait l'objet d'une Convention internationale d'interdiction complète qui est entrée en vigueur en 1997. Depuis, environ 75% des stocks d'armes chimiques dans le monde ont été détruits. Seuls huit Etats, dont la Syrie, l'Egypte et Israël pour le Moyen-Orient, n'ont pas ratifié cette Convention. Une journée du souvenir dédiée à toutes les victimes des armes chimiques est célébrée le 29 avril de chaque année. A cette occasion, l'ONU fait beaucoup de bruit autour de cette question. Une opportunité qui ne pouvait échapper aux protagonistes du conflit syrien. D'autant plus que la question des armes chimiques syriennes est agitée depuis plusieurs mois par les pays occidentaux. Le président Obama a même fait de leur éventuelle utilisation une «ligne rouge». C'est à l'approche de la journée du souvenir, plus exactement le 19 mars, que le gouvernement syrien a accusé les rebelles d'avoir employé des armes chimiques dans le village de Khan al-Assad, près d'Alep et demandé à l'ONU l'envoi d'une mission d'enquête. Agissant sur la base des résolutions pertinentes de l'Assemblée générale des Nations unies et du Conseil de sécurité, le Secrétaire général de l'ONU a désigné, le 26 mars 2013, le professeur Ake Sellström pour conduire une mission d'établissement des faits ou d'enquête (technique et non criminelle) sur les allégations syriennes. Celle-ci doit travailler en étroite coopération avec des institutions internationales comme l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques basée à La Haye et l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dont le siège se trouve à Genève. Il est utile de préciser que le professeur Ake Sellström, qui a notamment enseigné dans des universités américaines, est un expert reconnu en matière de désarmement et de sécurité mondiale. Il dirige actuellement le Cbrne, un consortium de recherche et de formation en matière de sécurité et de sûreté dans les domaines des matières chimiques (C), biologiques (B), radioactives (R), nucléaires (N) et les explosifs (E), formé par plusieurs institutions civiles et militaires suédoises. Entre 1990 et 2002, il avait été déjà employé par l'ONU pour enquêter sur les programmes d'armes chimiques et biologiques en Irak. A la veille de la guerre d'Irak, il avait démenti les accusations américaines sur la possession d'armes de destruction massive par ce pays, un argument que le président Bush avait avancé pour justifier l'intervention militaire qu'il préparait. A la lumière de ses solides créances, certains craignent que son rapport ne les mette dans l'embarras. Aussi, la France et la Grande-Bretagne sont-elles entrées dans le jeu pour demander que l'enquête englobe d'autres régions que Khan al-Assad et notamment Atayba, près de Damas, et Homs. La Russie a aussitôt demandé à faire partie de la mission d'enquête. La mésentente entre les membres du Conseil de sécurité a conduit le Secrétaire général à faire appel à des experts «neutres» originaires d'Asie, d'Amérique latine et des pays nordiques. En sont exclus les ressortissants des pays membres permanents du Conseil de sécurité, des pays arabes et la Turquie. C'est dans ce contexte délicat qu'est intervenue la déclaration de Mme Carla Del Ponte. Début mai, se basant sur les témoignages rassemblés par la Commission d'enquête sur les violations des droits de l'homme, elle a attribué l'utilisation des armes chimiques (gaz sarin plus précisément) aux rebelles. Cette dame a utilisé sa notoriété acquise lorsqu'elle était procureur du Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie (TPY) pour être de nouveau dans les «news» en jouant au franc-tireur. Elle n'a ni la qualité ni la compétence pour se prononcer sur la question des armes chimiques. Elle n'a pas la qualité pour le faire parce qu'elle n'est qu'un des quatre membres de la Commission d'enquête sur les violations des droits de l'homme créée le 23 août 2011 par le Conseil des droits de l'homme des Nations unis pour enquêter en Syrie sur les questions de violations des droits de l'homme et, plus grave encore, sur les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité (utilisation d'armes chimiques, par exemple) qui, s'ils étaient prouvés, permettraient au Conseil de sécurité d'autoriser la CPI à se saisir du dossier (il n'y a pas auto-saisine si les faits incriminés concernent un Etat qui n'a pas adhéré au statut de Rome créant la CPI, ce qui est le cas de la Syrie). Une déclaration aussi lourde de sens politique nécessite un rapport circonstancié et doit être faite par le président de la Commission, en l'occurrence le Brésilien Paulo Sergio Pinheiro. Professeur de Sciences politiques à l'Université de Sao Paulo, c'est un vieux routier des droits de l'homme. Il a été, entre autres, Rapporteur spécial pour le Myanmar et le Burundi et membre élu à la Sous-commission des droits de l'homme. En outre, Mme Del Ponte, comme d'ailleurs la Commission dont elle est membre, n'a aucune expertise dans le domaine des armes chimiques pour confirmer ou infirmer leur utilisation. Elle ne peut se substituer à la mission d'établissement des faits dirigée par le professeur Ake Sellström. Or, celle-ci n'a pas encore eu accès au territoire syrien en raison d'une mésentente sur son mandat. Le gouvernement de Damas insiste pour qu'elle enquête uniquement sur le cas de Khan al-Assad, comme initialement convenu. Alors que l'ONU demande désormais un accès à d'autres sites cités par les rebelles soutenus par la France et la Grande- Bretagne. Damas ne peut que refuser pour ne pas donner du crédit à ces derniers. Une solution est peu probable. En attendant une hypothétique autorisation pour se rendre en Syrie, les membres de la mission sont stationnés à Chypre. En agissant en franc-tireur, Mme Del Ponté a jeté un pavé dans la mare. Elle a particulièrement gêné les pays occidentaux qui soutiennent les rebelles et qui n'ont pas intérêt à voir la mission d'enquête aller jusqu'au bout. Elle a embarrassé la Commission qui montre au grand jour un dysfonctionnement nuisible à sa crédibilité, jetant un doute sur la qualité du rapport qu'elle présentera le 3 juin prochain. Mme Del Ponte a été aussitôt désavouée par le président de la Commission qui a publié un communiqué, indiquant qu'il n'existe pas de preuve formelle pour étayer une telle affirmation et qu'on est toujours au stade des allégations. Pour éviter de tirer les conséquences censées suivre le franchissement de la «ligne rouge» qu'ils ont tracée, les pays occidentaux ont tout intérêt à aller dans la même direction et soutenir que l'utilisation des armes chimiques par les rebelles aussi bien que par le gouvernement est toujours au stade des allégations. Cependant, ces développements n'arrangent pas les affaires de ceux qui veulent armer les rebelles et voir les pays occidentaux intervenir directement en Syrie. Comme ils n'arrangent pas, une fois n'est pas coutume, Israël qui voudrait bien priver la Syrie de ses armes chimiques, craignant leur livraison au Hizbollah libanais. Enfin, Damas a peut-être désamorcé une campagne sur ses armes chimiques qui se préparait à l'occasion de la Journée du souvenir et a réussi à jeter la suspicion sur les rebelles. Dans ce sens, le gouvernement syrien serait le seul à se féliciter des accusations portées par Mme Del Ponte contre ces derniers.