Boudiaf est parti comme il est venu, en coup de vent, mais en laissant derrière lui une trace indélébile. Qui est-il? C'est le travail auquel s'est consacré Mohamed Abbas Qui est ce Boudiaf, surgi inopinément dans le champ politique algérien un jour de janvier 92? C'est la question récurrente que se sont posée les Algériens de la génération post-indépendance, dont nombre d'entre eux n'avaient seulement jamais entendu parler de l'homme de Novembre 54. C'est donc sur les traces de cet homme immense - méconnu par la jeune génération- qu'est parti le journaliste-écrivain, Mohamed Abbas qui s'est donné pour mission de restituer les moments forts de l'itinéraire politique et militant de l'enfant de M'Sila. Un autre livre sur Boudiaf? Sans doute pas, dans la mesure où l'auteur, tout en gardant une certaine distanciation par rapport à l'homme historique, a été aussi celui qui l'a le plus approché à la fin de la décennie 80 et au début de celle de 90, lui consacrant notamment articles et interviewes dans les journaux Al Chaab et Es Salem. Mohamed Abbas, journaliste professionnel, ancien rédacteur en chef au quotidien arabophone Al Chaab, a été aussi, et surtout, celui qui a initié une campagne populaire en 91, dans son journal Es Salem, appelant au retour en Algérie de l'ancien responsable de l'OS (Organisation spéciale) et illustre exilé de Kenitra. S'il y a un phénomène, unique dans les annales de l'univers politique controversé algérien, c'est bien celui ayant entouré Boudiaf, à son retour au pays et qui se fait immédiatement adopter par le peuple et singulièrement par une jeunesse sevrée de tout ce à quoi elle avait aspiré. Cela dans un climat délétère ou le moins qui puisse être dit, est que la vision que se faisait les Algériens de leurs dirigeants politiques était rien moins que flatteuse. Malgré cette atmosphère de méfiance et de défiance, le courant est passé entre cet homme longiligne au visage émacié tout en aspérité et au regard sévère, dont la sévérité est atténuée par une sorte d'ironie à peine perceptible. C'est cet homme, ce militant et ce dirigeant de la première heure que le journaliste s'est essayé à percer les secrets, tel un détective à la recherche de la vérité sur celui dont les jeunes Algériens, -avant sa venue un 16 janvier 1992-, ne soupçonnaient même pas l'existence tant la chape de plomb entourant les «historiques» avait été sans faille. Qui est Boudiaf? Voilà assurément la question que nombre de jeunes se posaient au lendemain du retour quasi triomphal de l'exilé de Kenitra. En janvier 92 beaucoup de ces jeunes se demandaient encore: mais qui est donc ce Boudiaf ? Un Boudiaf qui a instantanément trouvé le ton et les mots justes pour s'adresser à cette génération marginalisée, sacrifiée, par le système qui régentait le pays. Ni l'école, ni l'université ne leur enseignèrent le mouvement national, ni singulièrement l'itinéraire de l'un des pères de la Révolution de Novembre 54. Un Boudiaf, qui, faut-il le souligner, a réconcilié la jeunesse algérienne avec une Révolution mise à mal par les dinosaures du régime qui l'ont monopolisée à leur profit. Aussi, l'arrivée de «Boudy», comme les Algériens ont fini par l'appeler familièrement, dans l'espace politique national, a-t-elle été une totale surprise, un bouleversement stratégique. Qui est Boudiaf? Quel a été son parcours militant et politique? C'est donc cette gageure que le journaliste-écrivain, Mohamed Abbas, a tenté de relever en ramenant à des dimensions humaines un homme immense qui a beaucoup donné à son pays. En réalité, cela a été l'une des tâches que le défunt président du Haut Conseil de l'Etat (HCE) avait confié à Mohamed Abbas: retrouver et consigner le riche parcours militant de l'enfant de M'Sila. D'ailleurs, l'auteur reconnaissait la difficulté de la tâche, d'autant plus qu'il n'était pas, à l'évidence, facile de retracer le parcours de ce monument qu'avait été le défunt Mohamed Boudiaf, découvert par la jeunesse algérienne de manière quasiment inespérée, au détour d'une crise politique qu'avait induite l'interruption du scrutin législatif de décembre 1991. Avec le recul, on peut dire que sans cette «opportunité», jamais sans doute la génération post-indépendance n'aurait pris connaissance de l'existence de l'un des pères de la Révolution nationale de Novembre 1954 et l'un des initiateurs de la lutte armée contre l'occupation française. «Ightiyal Houlm» tente ainsi de lever le voile sur cet homme mythique autant qu'énigmatique. De fait, Mohamed Abbas averti en préambule qu'il n'est pas historien et que c'est là un travail de journaliste qu'il livre aux lecteurs. Ce qui en vérité ajoute à cet ouvrage, «Assassinat...d'un rêve» (Ightiyal Houlm), la saveur de l'enquête journalistique. De fait, le chercheur qui tente de donner un portrait aussi complet que possible de Mohamed Boudiaf, indique qu'il a surtout manqué de documents, absents ou inaccessibles. Aussi, les témoignages de compagnons de route et de proches du président Boudiaf ont-ils été précieux. Enfin, «Assassinat...d'un rêve» est également l'aboutissement d'un vieux projet de Mohamed Abbas qui s'attacha, dans les années 80, dans les pages du quotidien Al Chaab, à faire connaître les figures emblématiques de la Révolution de Novembre. «Ightiyal Houlm» est un ouvrage classique, ne dérogeant pas à la règle du genre, retraçant les principales étapes du parcours de Boudiaf de l'enfance à M'Sila, au responsable de la révolution, en passant par l'école de la militance nationaliste à Constantine. Toutefois, l'auteur qui eut nombre d'entretiens avec le défunt président du HCE, apporte un témoignage vivant et direct, précieux s'il en est, sur des faits encore controversés, notamment sur l'Organisation spéciale (OS), la crise du MTLD en 1953, -qui a été tranchée par la scission entre messalistes et centralistes-, la préparation de Novembre, son expérience révolutionnaire et politique, ses déceptions post-indépendance enfin. Ainsi, Boudiaf explique la crise de l'été 62 par le fait que «quelques-uns d'entre nous sont entrés dans la course au pouvoir. C'est cela le secret de nos divergences». En fait, Ightiyal Houlm se révèle une véritable mine d'informations sur le regretté Boudiaf et sur le mouvement national d'une manière générale. Les propos du président Boudiaf mettent en relief un invariant : son humilité et sa lucidité politique. Car, il est rare en Algérie d'entendre un politique reconnaître s'être trompé. Boudiaf qui effectivement a été à la hauteur d'un homme d'Etat défendait ce à quoi il croyait tout en assumant ses erreurs. Mohamed Abbas dans la dernière partie de son ouvrage, donne en complément à lire des extraits de correspondances que lui adressa le défunt président, de même ceux qu'il eut avec son frère Aissa Boudiaf, et avec d'anciens compagnons de combat. Le journaliste revient également dans le dernier chapitre de son ouvrage sur le cas de Lembarek Boumaarafi, l'assassin du président Boudiaf. Mohamed Abbas reprend certains de ses articles parus dans le quotidien Es Salem, dans lesquels il faisait alors part de ses doutes sur la manière avec laquelle l'enquête sur l'affaire a été menée et conclue. Dans ses entretiens avec l'auteur, l'ancien président du HCE apporte des éclairages et des appréciations sur nombre de questions intéressant le champ politique national. Voici quelques morceaux choisis: sur la démocratie Boudiaf dira «La démocratie ne peut pas se concrétiser en Algérie avec le système actuel». Sur feu Boumediene «Notre point de vue sur le régime de Boumediene était basé sur des données erronées, nous pensions que c'était un régime dictatorial induisant une situation appelée à l'explosion à tout moment. Cependant, la mort de Boumediene, la marée humaine qui l'accompagna à sa dernière demeure nous confirment qu'effectivement nous étions dans l'erreur dans nos calculs que ce soit avec le peuple ou avec le régime de Boumediene». Sur son parti le PRS (Parti de la Révolution socialiste) dont il gela les activités en 1980, «Notre parti se référait à l'idéologie socialiste, mais cette idéologie a perdu beaucoup de ses moyens de rassembler le peuple». Sur le FLN «Ma position est claire sur la question du FLN. J'ai dit dès 1962 que la mission du FLN est terminée. Nous sommes convenus en 1957 que la question nationale est un problème du peuple dans son ensemble. (...) Il fallait donc réfléchir à autre chose. Mais les gouvernants de cette période ont voulu tirer profit de la réputation du Front». Sur le pluralisme «Je ne pense pas que ce pluralisme soit la solution pour les problèmes du pays. Les nouveaux partis sont préoccupés par eux-mêmes et les uns des autres, et, à l'exception du FIS, aucun autre parti ne dispose de l'autorité nécessaire dans le champ politique national». Sur les libertés «Celui qui n'a pas connu l'exil ne peut savoir ce qu'est la liberté». C'est tout Boudiaf qui est résumé dans ces points forts de sa vision de la politique, des gens et des choses.