C'est par ce simple pléonasme qu'on peut rendre hommage à un grand militant de l'humanisme. Il faut dire que son patronyme était prédestiné à ce petit homme déterminé bouillant d'énergie qui a passé toute sa vie au service des plus humbles, des damnés de la terre. Quand, le 17 juillet 1962, alors que les gens étaient encore sous les effets capiteux des vapeurs de l'indépendance, j'achetai, plein d'enthousiasme, le premier numéro d'Alger-Républicain, ressuscité pour la seconde fois, un numéro réduit à une simple feuille où était imprimé en filigrane le drapeau, longtemps clandestin du nouvel Etat, je ne me doutais pas (j'étais jeune alors) de la formidable équipe qui se cachait derrière ce formidable exploit: refaire naître un quotidien deux fois condamné déjà à l'époque, par une dictature (le régime de Vichy) et par le gouvernement républicain français en 1955, au début des «événements» d'Algérie, dans le dénuement le plus total. Les mousquetaires qui avaient réussi cet exploit étaient quatre: Henri Alleg, nom de guerre d'Harry Salem, juif d'origine polonaise né à Londres en 1921, Abdelhamid Benzine, journaliste et moudjahid, Boualem Khalfa, journaliste et William Sportisse qui se bat encore du fond de sa banlieue parisienne pour que renaisse le prestigieux titre qui a succombé sous les coups du terrorisme le plus implacable: celui de l'argent de la publicité politique. Henri Alleg qui commença sa carrière en 1938 comme journaliste à Alger-Républicain, nouvellement créé, est le deuxième membre de ce quatuor à avoir tiré sa révérence après une vie exemplaire de combats contre toutes les injustices, l'oppression coloniale et la dictature de l'argent. On ne peut évoquer son parcours attaché en premier lieu à celui d'Alger-Républicain et en second lieu, et non de moindre, à la lutte de Libération nationale qu'il a fait sienne en même temps que plusieurs de ses collègues du journal: Benzine, Rafini, Mohamed Belkacem, Amar Khalouf, Henri Maillot, Abdelkader Benamara, Mourad Aït-Saâda, Abdelkader Choukhal. Il serait superflu de reprendre les biographies qui ont circulé et qui retracent sa vie épique au sein d'une rédaction d'un journal militant. Retenons pour l'essentiel son passage de rédacteur à celle de directeur du journal en 1951, à son arrestation, le 12 juin 1957, en pleine bataille d'Alger, et les tortures physiques, mentales et les sévices que lui ont fait subir durant un mois ses bourreaux dans un appartement à El Biar. Il fut transféré au camp de Lodi (surnommé «camp des oubliés», situé dans le département d'Alger, l'armée coloniale y regroupera tous les gens d'origine européenne soupçonnés de sympathie avec le FLN) d'où il put faire parvenir une lettre à son épouse l'informant du traitement subi. Robert Lacoste, gouverneur socialiste pour l'Algérie promit une enquête qui n'aura aucune suite. C'est aussi de ce camp qu'il fera parvenir aux services du journal l'Humanité (interdit en Algérie), ce qui sera la bombe à retardement qui mettra à mal la crédibilité du régime français: La Question. C'est la description des conditions de son arrestation et de sa détention qui provoqueront l'émoi de centaines de milliers de Français et des millions d'étrangers qui avaient connu les services de la Gestapo. Ce petit fascicule dont 60.000 exemplaires furent vendus en 15 jours fit plus d'effet que l'action d'une katiba. La dénonciation de la torture officialisée en Algérie par Lacoste, Massu et Bigeard eut des échos favorables pour la lutte de Libération nationale. Echappé de prison en 1961, il rejoignit la Tchécoslovaquie et ne rentra en Algérie qu'en 1962 pour continuer le combat interrompu. Il ne quittera son pays d'adoption qu'après le coup d'Etat de 1965 et l'interdiction du journal par le régime de Boumediène. Il continuera sa vie de militant internationaliste en écrivant de nombreux reportages: Mémoire algérienne: souvenirs de luttes et d'espérances (2005), La Grande aventure d'Alger-Républicain avec l'aide de Abdelhamid Benzine et de Boualem Khalfa (1987), Prisonniers de guerre (1961), Etoile rouge et croissant vert (1985), Requiem pour l'Oncle Sam (1991), L'URSS et les Juifs (1989), Victorieuse Cuba: de la guérilla au socialisme (1983). Son oeuvre magistrale après La Question sera sans nul doute, L'Histoire de la Guerre d'Algérie, large fresque de 1830 à 1962 dont les nombreux chapitres sont écrits par une équipe d'intellectuels progressistes ou de témoins de la vie d'un peuple. Il a participé à de nombreux débats sur les épisodes de la Guerre de libération, notamment avec les «porteurs de valises». Pour ma part, j'ai rencontré une fois Henri au cimetière de Diar Essaâda pour un hommage à Maillot sous l'oeil de la caméra de Jean-Pierre LLiédo. Je l'avais déjà rencontré deux fois sur ma table de montage, quand je visionnais les séquences de journaux télévisés de janvier 1963: sa modeste silhouette se pressait sur le tarmac de l'aéroport d'Alger pour accueillir une délégation du Parti communiste français. J'eus la douloureuse surprise de trouver aussi une interview de lui par le journaliste Mohamed Kechroud, mais elle était amputée de sa bande son. Le dernier écho qui me parvint de lui fut la lecture d'une lettre de Sadek Hadjerès parue dans la presse nationale: il se désolait qu'Henri fut, au dernier congrès du Pags, mis dans le rang de la délégation étrangère. Algérien ou pas? Si Henri était internationaliste de vocation, il était pardessus tout Algérien par son combat. Une question à ne pas se poser! Une grande page de l'histoire de l'Algérie vient de se tourner!