«Quand on a le physique d'un emploi, on en a l'âme.» Guy de Maupassant «Du réduit où il rongeait son frein, le jeune candidat entendait les éclats de voix ponctués par des coups de poing sur un bureau. Cela lui fit impression: il pensa tout de suite que le responsable du journal devait régler un problème de ligne éditoriale avec des arguments frappants. Il s'en voulut de ne pas s'être pas documenté sur la personnalité du directeur: c'est une faute professionnelle impardonnable. Le camarade qui l'avait mis sur la piste du journal qui cherchait des rédacteurs ne lui avait soufflé qu'un prénom: Si Rachid, un vieux journaliste de la presse du parti unique. Et comme il n'avait jamais eu le loisir de consulter la presse de ce temps qui lui paraissait préhistorique. Quelques instants plus tard, les éclats de voix furent interrompus par la sonnerie d'un téléphone: la voix stridente et aigüe qui avait franchi les murs fut tout d'un coup plus discrète et plus douce. Peu de temps après, une dame au teint pâle et au visage défraîchi fit irruption dans le réduit et pria le jeune homme de la suivre. Elle le précéda dans le bureau et lui présenta un vaste fauteuil vide devant un large bureau encombré de papiers et de documents. Au mur trônait une grande photographie jaunie qui représentait le directeur serrant la main d'un ministre. De l'autre côté du bureau, un petit homme sans âge, fluet, avec sur le nez des lunettes dont les verres ressemblaient à des loupes, feuilletait un registre au papier jauni. La dame à l'âge incertain dit: «Si Rachid, c'est le jeune homme qui désirait vous voir.» Elle s'éclipsa aussitôt laissant les deux protagonistes face à face, dans un silence gênant pour le jeune candidat. Le directeur se racla la gorge, déposa son registre dans un coin et esquissa quelque chose qui devait ressembler à un sourire: sa dentition abîmée et sa bouche déformée par un rictus figé, ne lui permettaient aucune sympathie. «Vous désirez, Monsieur...?» lança-t-il en essayant de paraître aimable. «Mourad...», répondit le jeune homme. J'ai entendu dire que vous cherchez des rédacteurs...» Le directeur l'examina un instant et, après quelques secondes de réflexion qui parurent une éternité pour celui qui était venu chercher son premier job, débita d'un ton sentencieux: «Votre jeunesse, ya Si Mourad, me laisse supposer que vous venez tout juste de finir vos études et que vous êtes là pour votre premier emploi. Oui, nous avons besoin de rédacteurs, mais de rédacteurs confirmés. C'est ce qui fait cruellement défaut actuellement sur la place d'Alger. Le nombre de journaux n'a cessé d'augmenter et les talents se font rares. Je ne veux pas vous décourager en vous disant que l'Ecole de journalisme est une institution importante dans la formation, mais que l'école de la pratique quotidienne, l'école de la vie, comme on dit chez nous, l'est encore plus. Je ne sais pas ce que vous avez dans le ventre, mais mon collaborateur, Si Saïd, le rédacteur en chef, vous aidera à choisir la rubrique où vous excellerez le mieux: culture, faits divers, économie, politique internationale, régionale, sport... Quant aux choses qui ont trait à la politique nationale, il vous faudra un peu d'expérience: c'est un terrain assez délicat et il est réservé aux gens d'expérience qui savent où mettre les pieds. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que notre journal, qui est une création récente, a une ligne éditoriale patriotique: nous restons fidèles aux constantes de la Nation et nous respectons scrupuleusement toutes les institutions officielles. Avant toute chose, il faut que vous sachiez que tous nos employés sont déclarés et que le salaire sera en fonction de vos aptitudes... Sous quel nom voulez-vous écrire? --Mourad Ghaïss» répondit le jeune homme, satisfait de s'en être tiré à bon compte.