«On peut cacher tout le temps une partie de la vérité, on peut cacher toute la vérité une partie du temps, mais on ne peut pas cacher tout le temps toute la vérité». Cette citation d'Abraham Lincoln prend tout son sens quand il s'agit de parler du parcours de héros oublié dans la Bataille d'Alger, Amara Ali dit Alilou. Et pourtant, son itinéraire historique reste encore inconnu des Algériens qui connaissent beaucoup plus Ali la Pointe et Yacef Saâdi, qu'Alilou et la famille Amara. La raison incombe aux historiens, mais surtout aux rescapés de la guerre de Libération, qui n'ont pas osé parler ou qui n'ont pas assez dit sur les véritables héros de la Bataille d'Alger. Si Yacef Saâdi, le chef de la Zone autonome d'Alger, n'a pas évoqué ou presque le parcours d'Amara Ali dans son livre Les souvenirs de la Bataille d'Alger, Yves Courrière, en revanche, dans son ouvrage de référence La guerre d'Algérie, partie consacrée à la Bataille d'Alger, Le temps des léopards, cite à plusieurs reprises Alilou comme étant un agent de liaison important de Yacef, mais qu'il avait un très grand défaut : la drogue. Une accusation grave de sens que réfute la soeur d'Alilou, Amara Tassadit, que tout le monde appelle respectueusement khalti Zoubida. Elle affirme que son frère n'avait aucun penchant pour la drogue et qu'il faisait tout pour convaincre les habitants de ne pas s'adonner à la nefa (une sorte de drogue consommée dans la région). D'ailleurs, Tassadit se rappelle lors qu'un jour elle nettoyait le minzah où était installé Yacef Saâdi, elle découvrit un sac en plastique contenant une matière bizarre. Quand elle demande à son frère Alilou ce que c'était, il lui répond d'un ton pressé que c'était de la drogue subtilisée aux jeunes de La Casbah et qui était destinée à être brûlée. Khalti Tassadit, dite Zoubida, s'interroge sur l'origine de cette accusation, indiquant que si cela avait été le cas, on n'aurait jamais confié toutes ces missions délicates à son frère Alilou. Il est clair que le but d'Yves Carrière était de minimiser l'action d'Alilou au profit d'Ali La Pointe. Sans doute, a-t-il été trompé par les déclarations et les révélations de certains membres actifs de la Bataille d'Alger, Français ou Algériens. C'est sans doute la confusion issue de l'orthographe des deux noms apparaissant dans les différents rapports des parachutistes, qui a surtout joué contre Alilou. Entre Amara Ali et Alilou, né à La Casbah, et Amar Ali dit la Pointe, né à Miliana, il n'y avait que le A qui diffèrait. Ce qui conforte la thèse qu'Alilou était l'homme par qui tout passe et qu'il connaissait parfaitement La Casbah et son labyrinthe architectural. La preuve, nous raconte sa soeur Tassadit, la fois où il a été envoyé par Yacef afin d'accomplir une mission au maquis et qu'il était revenu le soir à minuit. Personne à l'époque ne pouvait s'aventurer la nuit dans La Casbah, surtout pas Ali La Pointe qui ne connaissait pas assez la vieille ville d'Alger. Cette nuit-là, alors que Saâdi était entouré d'Amara Saïd, de Hammar Boudjemaâ et d'Ali La Pointe, la bombe de la rue des Thèbes explose, provoquant une panique et un brouhaha inimaginables. Alilou venait juste de rentrer. Il monte aussitôt sur le toit pour avoir une vue de la situation dans La Casbah. L'explosion a surpris dans leur sommeil plusieurs familles musulmanes. Ce qui a provoqué une grande colère chez Alilou, qui voulait sortir pour se venger en arrosant de balles les quartiers européens. Le jeune homme était brave et prêt à tous les sacrifices. Mais une action suicidaire ne servait que l'intérêt de l'ennemi et Yacef a préféré retarder la riposte à plus tard. La bombe de la rue des Thèbes était l'oeuvre de la Main rouge, une organisation clandestine composée de civils et de policiers, et qui activait comme un escadron de la mort pour venger les victimes des attentats du FLN. Cette organisation visait surtout à répondre aux attentats à la bombe, commis quelques jours auparavant à Bab El-Oued par Petit Maroc, Laïchi Boualem et Maïdi Achour. Ce dernier fut tué par un motard à la rue Maison, quelques jours après. Sur lui, on avait trouvé une pièce d'identité indiquant qu'il habitait rue de Thèbes. Une preuve suffisante pour ces policiers qui travaillaient en collaboration avec la Main rouge pour accomplir leur forfait. Autre preuve de l'action héroïque d'Alilou et de sa parfaite connaissance du terrain, raconte d'un ton calme et assuré sa soeur, le jour où ils ont décidé de transférer Larbi Ben M'hidi. La Casbah était à l'époque une zone fermée, encerclée par les fils barbelés et truffée de points de contrôle. Pour échapper donc à cet encerclement, Alilou a entrepris de faire sortir Larbi Ben M'hidi par la boulangerie de Hamid Chibane. Une boulangerie qui avait une porte donnant sur la place de Bab El-Djedid et une autre qui descendait vers La Casbah. Alilou, accompagné du chef du FLN et de deux de ses compères, Hamid Dali et Dahmane Boussoura, sont donc sortis de La Casbah en empruntant une porte dérobée de cette boulangerie, échappant ainsi au contrôle vigilant des paras. Informé par des éléments algériens travaillant dans la police française, Alilou devait impérativement faire évacuer Ben M'hidi de sa planque au 3, rue Sidi Ben Ali. Alilou avait accompagné lui-même Larbi Ben M'hidi à la voiture qui venait le chercher. C'était la dernière fois que les deux hommes échangeaient une poignée de main. Ben M'hidi est passé de la responsabilité de la Zone autonome d'Alger à celle du Comité de coordination d'exécution (CCE). Quelques jours plus tard, il sera arrêté, par hasard diront certains, sur dénonciation indiqueront d'autres, et après interrogatoire, il sera exécuté par Paul Aussaresses. Le 7 janvier, les pouvoirs de police sont transmis aux parachutistes du général Jacques Massu, et les hommes de Yacef étaient de plus en plus menacés. Il devenait indispensable de changer de cache, à chaque apparition des hommes en treillis dans La Casbah. Avec la grève des huit jours, les choses devenaient de plus en plus difficiles pour les éléments de Yacef qui, malgré le verrouillage militaire, se déplaçaient à l'intérieur et à l'extérieur de La Casbah. Au mois de mai, Yacef Saâdi, Alilou et Ramel, sous le fameux haïk blanc et Djamila Bouhired en tenue occidentale, sont sortis de leur cache chez Bahamed, qui n'est autre que le mari de la tante d'Alilou, pour changer de refuge. Djamila Bouhired portait la valise que les éléments de l'ALN appellent communément «le bureau». Une version qu'on retrouve dans le film de Gillo Pontecorvo, mais avec une nuance de taille, d'après des témoignages recueillis, Ali la Pointe n'était pas avec le groupe, à ce moment-là. C'était Alilou. Au musée de l'armée (Maqam Echahid), une maquette est fidèlement reconstituée montrant Yacef, Ramel, Alilou et Bouhired. En descendant La Casbah, le groupe tombe nez à nez avec une patrouille de paras. Bouhired était la plus exposée, et sa retraite fut stoppée par des tirs de sommation. Constatant qu'elle allait être attrapée avec «le bureau», Yacef Saâdi arma son Mat 45 et tira non pas en direction des militaires, mais en direction de Djamila. C'est Alilou qui s'interposa et poussa Yacef Saâdi. Une intervention qui a coûté à Alilou d'être blessé au côté droit, et fut presque arrêté. Il entama une retraite difficile par la rue N'fissa. Cette version qui nous a été racontée par la famille d'Alilou, on la retrouve en détail près dans le livre d'Yves Courrière, dans le chapitre consacré à la Bataille d'Alger, même si elle n'a jamais été confirmée par la principale concernée, Djamila Bouhired, devenue, aujourd'hui, contrairement à d'autres, une citoyenne anonyme. C'est la deuxième fois qu'Alilou échappe à une patrouille de militaires, malgré toutes les précautions prises, la vie et la circulation dans La Casbah étaient devenues impossibles. L'étau se resserrait, de plus en plus, sur ce jeune homme de 24 ans, qui détenait tous les secrets de la Zone autonome. Après l'arrestation de son frère Saïd, de son cousin Hammar Boudjemaâ, torturés et assassinés, six jours après la grève des huit jours, et l'arrestation de son frère Mohamed et la destruction partielle de sa maison du 3, rue Sidi Ben Ali, Alilou se sentait de plus en plus seul, abandonné par ses propres camarades de la Zone autonome. Et c'est presque par hasard qu'Alilou, errant, fut capturé, un certain mois d'août 1957. Les éléments de la 10e Division du général Massu avaient mis un terme à sa cavale et achevé sa carrière militaire dans la Bataille d'Alger. Quelques jours plus tard et plus précisément le 25 septembre 1957, est arrêté Yacef Saâdi avec Zohra Drif. Ces deux chefs de la Zone autonome seront bien traités et ne subiront aucune torture. Alors que les services du colonel Godard, commandant du secteur Alger Sahel, avaient essayé toutes sortes de tortures sur le jeune Alilou qui, avec le temps, n'a pas supporté le traitement qu'on lui a réservé. Le talon enlevé, le poignet troué avec une chignole, la peau retirée, etc. Et comme si cela ne pouvait suffire, on lui enleva la chose la plus importante à ses yeux, sa dignité, en le faisant passer pour un traître à la cause. Habillé du fameux bleu de chauffe, il bifurquait dans les rues de La Casbah en montrant du doigt tout le monde et personne. Il avait donné des noms qui n'étaient pas liés à la Zone autonome, pour tromper l'ennemi. Mais cela n'a pas suffi. Alilou, sous la pression et la torture, est devenu «un fou» révolutionnaire. Après l'Indépendance, Amara Ali n'apparaît à aucune commémoration de la Révolution. Les séquelles de la Bataille d'Alger sont plus morales que physiques. Sa soeur nous évoque, non sans amertume, le passage où Alilou suit, les larmes aux yeux, le film La Bataille d'Alger, version Pontecorvo où son action héroïque est souvent montrée comme celle d'Ali La Pointe. Si la Révolution n'a pas réussi à le tuer, l'après-Indépendance l'a achevé du moins moralement, puisqu'il n'a trouvé de refuge psychologique que dans l'alcool. Alors que les moudjahidine «taiwan» se multiplient et se font de plus en plus nombreux, Alilou, l'un des premiers acteurs du film caché de La Bataille d'Alger, n'a jamais bénéficié de ses droits d'élément actif et surtout de handicapé de la guerre. Il décède, en avril 1986, dans l'anonymat et l'oubli le plus total, rongé par le chagrin et le regret d'avoir contribué à la Libération de son pays. Sa soeur Amara Tassadit, qui nous rapporte ces témoignages, n'a obtenu son attestation communale qu'en 1996 sur le témoignage précieux du chef de ZAA, Yacef Saâdi. Il lui avait déclaré, à l'époque où il était hébergé chez les Amara Ferchoukh, au 3, rue Sidi Ben Ali, qu'après l'indépendance, il fera de cette maison un musée au souvenir de la Bataille d'Alger. Malheureusement, cette promesse n'a pas été tenue et cette famille, qui a payé un lourd tribut pour que vive l'Algérie libre, vit encore dans la promiscuité la plus totale. Malgré toutes ces révélations et ces nouveaux témoignages, l'histoire ne sera peut-être jamais changée et la Bataille d'Alger continuera à livrer les secrets cachés des grands complots.