«Que suis-je? Un objet fait d'atomes, de molécules, comme tous les objets. Mais un objet particulier...» «J'étais très long à m'apercevoir qu'il fallait que je choisisse mon camp. Quand je me suis aperçu, par exemple qu'un certain jour d'octobre 61 il y avait eu dans Paris, à la fin de la guerre d'Algérie une manifestation qui avait été réprimée de façon féroce par les troupes de Papon, que j'étais à côté et que je ne m'en étais pas rendu compte, je me suis dit qu'il y a quelque chose qui ne colle pas dans mon comportement. J'étais dans le camp des salauds, ceux qui laissent faire, et qui finalement attendent que les choses changent.» Albert Jacquard Dans la droite ligne des héros anonymes qui ne font pas dans le bling bling,il nous a paru comme une dette, de rendre hommage à Albert Jacquart, pour son combat pour la dignité humaine. Certes, Albert Jacquart n'est pas le premier à vouer le combat d'une vie à s'indigner pour la dignité des sans-terre, sans demeure et sans liberté. Avant lui l'Abbé Pierre, Mère Theresa et plus récemment encore Stéphane Hessel s'étaient indignés et ont mené des combats pathétiques contre l'anomie du monde. Cependant et à notre connaissance, Albert Jacquart n'était pas a priori formaté pour cela en ce sens qu'en tant que brillant polytechnicien, la rigueur aurait pu émousser chez lui cette empathie et cette révolte permanente contre les inégalités. Albert Jacquard, né à Lyon le 23 décembre 1925 et mort à Paris le 11 septembre 2013, est un chercheur et essayiste français. Albert Jacquard obtient deux baccalauréats: mathématiques élémentaires et philosophie, en 1943. Elève très brillant, il entre en 1945 à l'Ecole polytechnique, en sort ingénieur des Manufactures de l'Etat en 1948. Titulaire d'un certificat de génétique en 1966, il s'oriente vers une carrière scientifique, et part aux Etats-Unis pour étudier la génétique des populations à l'Université Stanford, en tant que research worker en 1966 et 1967. De retour en France en 1968 avec un diplôme d'études approfondies de génétique en poche, il réintègre l'Institut national d'études démographiques en tant que directeur de recherches de 1968 à 1991. Titulaire d'un doctorat d'université de génétique en 1970 et d'un doctorat d'Etat en biologie humaine en 1972, il est nommé expert en génétique auprès de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) de 1973 à 1985. L'Université de Paris VI le titularisa de 1978 à 1990, et l'Université de Louvain en Belgique l'invita de 1979 à 1981. Docteur honoris causa de plusieurs universités, Il a beaucoup écrit, à la fois, des ouvrages scientifiques comme The Genetic Structure of Populations, Springer, 1974. Et des ouvrages de vulgarisation scientifique Moi et les autres: initiation à la génétique, Au péril de la science?. Inventer l'homme, Cinq milliards d'hommes dans un vaisseau, éditions du Seuil, 1987. Moi, je viens d'où? (1) L'humaniste de toutes les causes pour la dignité humaine Durant toute sa vie, Albert Jacquart tient un discours humaniste destiné à favoriser l'évolution de la conscience collective. Il est connu pour ses engagements citoyens, parmi lesquels la défense du concept de la décroissance soutenable, le soutien aux mouvements du logiciel libre, à la langue internationale espéranto, aux laissés-pour-compte et à l'environnement. Spécialiste de génétique des populations, il a été directeur de recherches à l'Ined et membre du Conseil de l'éthique, Conférencier et auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique. En 1979, face à l'émergence d'un racisme prétendument scientifique, Albert Jacquard, Colette Guillaumin et Léon Poliakov créent, au sein du Groupe de recherches sur l'histoire du racisme (Cnrs), un bulletin qu'ils intitulent Sciences et tensions sociales. À ce bulletin succède, deux ans plus tard, la revue Le Genre humain. Albert Jacquard fait partie jusqu'à sa mort du comité de rédaction de cette revue. Albert Jacquard participe au Comité consultatif national d'éthique. Généticien des populations, il se prononce contre l'exploitation à des fins commerciales du génome humain et brevetage généralisé du vivant. Il est proche du mouvement altermondialiste et est un contributeur régulier du journal Le Monde diplomatique (1). Albert Jacquard est favorable à l'abandon du nucléaire civil et militaire. En 2012, il préface et parraine avec Stéphane Hessel l'ouvrage Exigez! Un désarmement nucléaire total, rédigé par l'Observatoire des armements. En 2001 il affirme: Le nucléaire, c'est un cadeau plus qu'empoisonné. Avec des déchets qu'on veut enfouir dans le sous-sol comme on glisse la poussière sous le tapis, mais pour un million d'années! Qu'il s'agisse du nucléaire civil ou du nucléaire militaire, les conséquences sont les mêmes: on est en train d'organiser le suicide à long terme de l'humanité. (1) Grand humaniste, Albert Jacquard s'engage pour la défense des plus démunis. Il milite notamment aux côtés de l'association Droit au logement et de l'abbé Pierre. Il apporte son soutien aux étrangers en situation irrégulière en grève de la faim à Lille durant l'été 2007. Il est membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009. Albert Jacquart a signé un appel: «L'appel de huit vieux en colère.» Pour la première fois, en effet huit personnalités exigent de s'exprimer publiquement et collectivement en tant que «vieux» - et elles tiennent à ce terme. Réunies par le Conseil national pour les personnes âgées, qu'elles n'engagent pas par ce texte, elles revendiquent de faire entendre leur expérience et la sagesse que l'on acquiert avec les années. Non pour défendre la cause des seniors, mais pour secouer la société française.» L'utopiste lucide Dans une interview d'une rare pertinence, il dénonce le marché, la marchandisation de l'homme rejoignant les critiques contre le néolibéralisme comme le faisaient Pierre Bourdieu et Dany Robert Dufour. Pour lui, l'économie est basée sur une conception erronée du thème de la valeur. Rien de ce que l'humaniste écrit Denis Lefay, expose, n'a vieilli. Ecoutons Albert Jacquart nous exposer son sacerdoce: «L'utopie» du généticien appelle à réveiller les consciences qui enferment dans la logique économique tout ce qui, des ressources naturelles à la santé ou à l'éducation, devrait lui échapper. Un cri d'amour pour l'homme, de haine pour la marchandisation, et d'espérance pour ceux qui refusent la résignation. (...) Albert Jacquard y exhorte le lecteur à se «prendre en main» pour décider de sa vie et de la vie. Leçon d'altruisme, et là encore, une utopie salvatrice afin d'imaginer la planète et l'humanité «différemment». (...) Et c'est cette lucidité qui nous amène à constater que les êtres humains, parfois de bonne foi, se sont trompés. Ils ont cru que la terre était inépuisable, presque infinie. L'état de l'humanité fait la démonstration inverse.» (3) «Les hommes ont inventé un «demain», et leurs angoisses de ce demain les entraînent à l'orienter dans la direction qu'ils souhaitent. Cette singularité propre aux seuls hommes est merveilleuse, à condition de savoir l'utiliser. Ce qui n'est pas le cas, car ce demain nous le définissons collectivement selon la loi du marché, ce mythe ridicule de la «main invisible» qui convainc d'accepter de se soumettre au hasard. (...)»(3) A la question: «Comment peut-on maîtriser cette «main invisible»? il répond: «Une structure collective est certes nécessaire, mais elle ne peut encore être déployée. C'est pourquoi l'utopie apparaît aussi essentielle pour diriger la planète. Prenons l'exemple du pétrole. Intrinsèquement, rien ne permet de déterminer que le baril «vaut» 2 ou 1000 dollars. La valeur du pétrole doit s'établir selon bien d'autres paramètres que ceux marchands. Ce «cadeau de la nature», épuisable, ne peut pas être fourni sans limite à tout le monde, et exige une gestion saine et équitable. Ce que nous refusons d'adopter, au risque d'approcher le pire du pire. Cette négligence et ce mépris sont monstrueux. (...) Les ressources naturelles forment le patrimoine commun de l'humanité. Le concept, merveilleux, déposé par l'Unesco pour les cathédrales et les temples, devrait être adapté à toutes les réalités non renouvelables de la nature.»(3) Abordant le thème de la valeur, il affirme qu'elle ne représente rien en soi: «Les valeurs aux sens économique et humain n'ont rien de commun. La valeur d'un objet n'est pas fonction de l'objet lui-même mais seulement de ce que la société qui l'entoure en a décidé. En définitive, toute l'économie est basée sur une conception erronée du thème de la valeur. (...) Les entreprises créent une valeur économique. Mais les vraies valeurs sont ailleurs. Quelles sont-elles? Par exemple l'intelligence. Celle d'un enfant forme une valeur extraordinaire. Et s'interroger sur le «coût» de son développement ou sur sa valeur marchande est inepte.»(3) «Je me méfie déclare-t-il, des instructions de catéchisme qui, lorsque j'étais enfant, m'enseignaient que la vie sur terre servait à préparer la vie future. Je me contente de préparer ma vie actuelle, celle de mes enfants et de mes petits-enfants... Je me donne le devoir d'agir pour que ça fonctionne mieux. Dès lors, l'utopie n'est plus un rêve et devient un projet d'humanité. Son initiation doit prendre pour fondement que tout homme est une merveille, et qu'il faut s'émerveiller devant l'homme. Sans l'adoption de ce postulat, il n'y a pas d'issue. (...) Mon propos est à mettre en lien avec une angoisse personnelle qui croît avec l'âge. A 80 ans, le temps terrestre s'est amenuisé, le sentiment de l'urgence croît, les angoisses grandissent, alors qu'à 40 ans on se sent encore éternel.»(3) A la question: «Comment pouvez-vous faire entendre cette démonstration aux centaines de milliers de jeunes aujourd'hui sans emploi?» demande Denis Lefay. Albert Jacquart répond: «Il faut placer chacun dans les conditions de créer sa personne, de devenir quelqu'un, sans qu'il soit orienté vers une finalité productiviste et mercantile, sans qu'il soit façonné à ce que le «marché» va réclamer de lui. Les jeunes ingénieurs sont parfaitement formés à construire des machines et des bâtiments. Mais il leur manque un plus: l'humanisme. (...) De François d'Assise à Gandhi ou aux plus anonymes citoyens, la planète regorge de gens merveilleux, dénués de goût du pouvoir. Face à eux, toutes sortes de décideurs, énarques, polytechniciens et autres, appâtés par ce pouvoir que leur accès privilégié aux rouages décisionnels permet d'assouvir. Ma référence est un homme qui vécut deux siècles avant Jésus-Christ. Un jour qu'il labourait son champ, on vint le chercher et on lui demanda d'intervenir pour sauver la République. «Toi seul peux y parvenir.» «J'ai mes champs à cultiver.» «Ça ne fait rien, viens.» Il se rendit à Rome, accomplit sa tache, et deux ans plus tard retourna à ses champs. Simplement parce qu'il n'avait pas envie du pouvoir. Il faut se méfier de tous ceux qui veulent le pouvoir: ils sont peu intelligents et/ou vicieux.»(3) On en n'attendait pas moins. Le danger de la tentation d'empire Conséquent avec lui-même, il combat partout la «volonté de puissance» qu'avait si bien théorisé Nietzche. Il dénonce aussi l'injustice sociale et économique: «L'humanité de ce début de siècle apparaît semblable à ce lac; elle est en situation d'équilibre instable, à la merci d'événements anodins qui pourront provoquer des conséquences planétaires. Le domaine où ce constat s'impose avec le plus d'urgence est celui des conflits entre nations ou entre peuples. L'accumulation d'un stock d'armes nucléaires capables de faire disparaître en peu de temps toutes les espèces évoluées, dont la nôtre, peut mettre un terme définitif à l'aventure humaine. Il suffit, pour provoquer cette fin absurde, que l'un des détenteurs de ces armes choisisse de déclencher le suicide collectif généralisé de préférence à la soumission à la loi commune. Notre capacité d'auto-aveuglement a été rendue plus manifeste encore, dans le domaine de l'économie, par les récents soubresauts financiers. Ainsi, l'objectif proclamé d'égalité est à l'opposé de ce que décrivent les statistiques sur lesquelles tous les spécialistes sont d'accord: aujourd'hui un cinquième des humains consomme quatre cinquièmes des richesses disponibles. Cela signifie que le «riche» moyen consomme seize fois plus que le «pauvre» moyen. Il est utile de réfléchir un instant à ce que signifie ce rapport de un à seize pour la vie quotidienne, et il ne s'agit que de moyennes. «La fraternité écrit-il a pour résultat de diminuer les inégalités tout en préservant ce qui est précieux dans la différence.» Pour Dominique Leglu, directrice de Sciences et Avenir... «L'image que nous garderons d'Albert Jacquard, c'est celle d'un homme libre. En tant que biologiste, il était venu leur faire passer un message fondamental: «La vie est une machine extraordinaire à faire du neuf.» Alors que la nature n'a pas de projet, notre cerveau, lui, crée du sens. C'est certainement pour ce message-là qu'il avait tellement conquis les coeurs - certains lui vouant une quasi-adoration. Mais, rationaliste, il se défendait de jouer au gourou.Lors de la campagne électorale de la présidentielle 2012, il s'interrogeait avec Stéphane Hessel «Quand les Hommes sortiront-ils enfin de la barbarie?», plaidant inlassablement pour un désarmement total - pensant tout particulièrement à l'arme nucléaire. Scientifique et engagé, jusqu'au bout.(4) Cela s'appelle l'aurore Nous ne pouvons pas conclure sans redonner la parole à Albert Jacquart qui, par son humanisme, nous indique la voie de la sagesse: «Que suis-je? Un objet fait d'atomes, de molécules, comme tous les objets. Mais un objet particulier. En quoi? En réalité, ce n'est pas le verbe «être» qui est important, mais le verbe «devenir». On n'est pas un homme à un instant donné, on l'est devenu. À partir d'un moment inaccessible, celui de la conception. (...) L'Humanité, nous la construisons ensemble. Chaque homme est responsable de la totalité. C'est pourquoi je pense faire mon métier d'humain en écrivant des livres, en donnant des conférences qui font réfléchir (...) Je suis devenu ce que je suis par l'Humanité. Et l'Humanité peut évoluer par moi. C'est un fait qu'elle est capable de plus qu'elle-même. Je suis capable de plus que tout ce que vous pouvez imaginer en pensant à moi. Je suis plus que mon corps, plus que mon intelligence, plus que tout cela, mais je peux tout gâcher si je n'y vois pas l'équivalent d'une aurore. Je me réfère là à un drame de Jean Giraudoux, Electre. A la fin de la pièce, une femme demande: «Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé...» Un mendiant lui répond alors: «Cela a un très beau nom [...] Cela s'appelle l'aurore.» Eh bien, l'Humanité est en train de vivre son aurore. C'est merveilleux. Mes petits-enfants entrent dans une aurore, à moi de ne pas la transformer en cauchemar...(5) Tout est dit. Reposez en paix Albert. Que la terre vous soit légère! 1Albert Jacquart: Encyclopédie libre Wikipédia 2.http://www.lexpress.fr/actualite/societe/l-appel-de-huit-vieux-en-colere_484179.html 3.DLefayhttp://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20130913trib000784897/albert-jacquard-1925-2013-l-economie-est-basee-sur-une-conception-erronee-du-theme-de-la-valeur-.html 4.http://sciencesetavenir.nouvelobs.com/fondamental/20130912.OBS6759/albert-jacquard-l-hommage-de-sciences-et-avenir.html 5.http://sciencesetavenir.nouvelobs.com/fondamental/20130912.OBS6739/le-geneticien-albert-jacquard-est-mort.html