C'est, à l'évidence, leur dessein que tous les hommes ne réalisent pas qui reste jeu de hasard; et le dessein des hommes politiques l'est encore davantage si on ose l'allusion au «temps qu'il faudrait pour l'exécuter» qui n'est rien d'autre que le pastiche de la sagesse. Mais n'allons pas plus loin pour ne pas sombrer dans une sorte de nihilisme qui risque de nier la valeur de tout être conscient... Justement, en publiant son ouvrage Mémoires d'un Algérien, tome 3: Un dessein inabouti (1979-1998) (*), Ahmed Taleb-Ibrahimi tente de remettre à l'endroit toute curiosité, toute explication, toute spéculation, ailleurs affirmées, sur la vie politique algérienne à l'intérieur et à l'extérieur du pays, durant la présidence de Chadli Bendjedid, - soit de janvier 1979 à novembre 1988. Construire le pays On a lu d'Ahmed Taleb-Ibrahimi, né à Sétif en 1932, de nombreux articles éveilleurs de conscience, dès 1952 dans le bimensuel «Le Jeune Musulman». Plus tard, à l'indépendance, il publie encore des articles, prononce des conférences (notamment, celle sur Albert Camus à la salle des Actes de l'Université d'Alger, en 1967), fait éditer ses livres sur la culture et l'éducation, la politique et l'histoire, la littérature et la poésie dont «Prisons de mes frères» in «Espoir et parole, poèmes algériens» par Denise Barrat, éd. Seghers, Paris, 1963. Il signe la Charte de la Première Union des Ecrivains Algériens, créée le 28 octobre 1963 et présidée par Mouloud Mammeri. Des oeuvres anciennes d'Ahmed Taleb-Ibrahimi, citons: «Contribution à l'histoire de la médecine arabe au Maghreb» (Thèse de doctorat en médecine, Alger, 1965), «Lettres de prison: 1957-1961» (SNED, Alger 1966), «De la décolonisation à la révolution culturelle» (SNED, Alger 1973), «La voie de la réconciliation» (Dar El Oumma, Alger, 1999). En 2006, il fait paraître des écrits sous le titre général «Mémoires d'un Algérien» annonçant une oeuvre de longue haleine (trois tomes) riche en informations puisées dans une existence de vie, celle d'un intellectuel algérien de passion. Effectivement, dans ses «Mémoires», Ahmed Taleb-Ibrahimi s'est mis, à l'évidence, tout entier avec le franc-parler du militant nationaliste et la pédagogie si vivante d'esprit de l'Algérien si plein d'amour pour sa patrie. Il raconte son enfance, sa famille, son éducation, sa formation, ses activités intellectuelles de toute sorte, son militantisme pour l'indépendance de l'Algérie, ses choix et ses responsabilités politiques qui l'ont placé à de hauts niveaux au sein du gouvernement et surtout à la fonction de conseiller à la présidence de la République algérienne. Dans le tome 1: «Mémoires d'un Algérien: Rêves et épreuves, 1932-1965» (Casbah-éd., 2006, 251 p.), il a exposé la première tranche de la vie d ́un Algérien dont l ́éducation et la formation ont constitué le levain exceptionnel et indispensable à un engagement partisan anticolonialiste. Dans le tome 2: «Mémoires d'un Algérien: La passion de bâtir, 1965-1978» (Casbah-éd. 2008, 525 p.), il a témoigné sur des faits qu'il a observés dans ses relations de travail avec le président Houari Boumediene et sur les étapes de la maladie de ce dernier. Dans le tome 3: «Mémoires d'un Algérien: Un dessein inabouti, 1979-1988» (Casbah, éd. 2013, 686 p.), il écrit dans sa préface à ce livre: «Voici le troisième tome de ces Mémoires qui constituent, plus que l'itinéraire d'un homme, les étapes de la construction d'un pays après une longue nuit coloniale.» Mais au plus juste, ce troisième tome, quel sujet aborde-t-il? Afin de ne pas priver le lecteur de son droit de découvrir l'intérêt - et sans doute la qualité - des observations et des jugements de l'auteur, pour s'en faire une opinion personnelle, je crois bon de reproduire ici - fût-ce avec une brièveté extrême - quelques lignes d'Ahmed Taleb-Ibrahimi exprimant son sentiment profond et total par rapport à son projet de rapporter des faits historiques. Les voici: «Fidèle à la méthode khaldouniène, je livre un témoignage événementiel sur les années 80 du siècle dernier tout en essayant de tirer des enseignements pour la période actuelle.» Il nous explique: «Sous la présidence de Chadli Bendjedid, [...] Durant trois ans et demi, comme ministre conseiller, je me suis échiné auprès d'un président qui a pris à coeur une fonction où le moindre faux-pas risque de coûter cher. Durant les six années et demie qui ont suivi, comme ministre des Affaires étrangères, j'ai fait en sorte que mes paroles et mes actes fassent honneur à mon pays.» L'auteur va essayer de nous montrer comment «au terme d'une décennie», il a fini par éprouver «une certaine déception: dès lors que le rêve s'évanouit et la passion s'émousse, que les repères s'estompent et les compères décampent, le coeur n'y est plus.» Terriblement déçu, il se donne une plume solide et vive pour organiser au mieux sa pensée: «À l'âge de 56 ans, écrit-il, j'ai pris congé sans abandonner pour autant le combat politique.» Il entend le poursuivre en rédigeant le «tome IV de ces Mémoires qui couvrira la période de novembre 1988 à avril 2004.» Une voie de liberté Dans le tome 3 que je tiens en main - à la fois difficilement et courageusement, car il est volumineux et lourd par ses 686 pages, néanmoins il est tellement passionnant par son sujet - Ahmed Taleb-Ibrahimi analyse pour nous le sentiment d'écoeurement qui le trouble profondément. «Au crépuscule de ma vie, déclare-t-il, j'éprouve un certain écoeurement devant le spectacle qu'offre mon pays aujourd'hui. Ecoeuré par les proclamations des partisans et des courtisans, et les déclamations des repus et des corrompus, couvrant la voix des justes et ouvrant la voie aux turpitudes des uns et à la solitude des autres. Ecoeuré par le choeur des sans-coeur qui se réclament d'une religion de l'esprit de laquelle ils sont si éloignés! Ecoeuré enfin par les dirigeants arabes et musulmans pour qui tout projet occidental est une fatalité, comme s'il n'y avait pas la Résistance, seule voie menant à imposer le respect de notre identité et la récupération des droits du peuple palestinien.» En somme, et c'est la grande vérité, par le temps qui court, que la dignité d'un peuple dépend, plus que jamais, de son aptitude à se défendre sur son propre sol d'existence et en quelque lieu que son honneur pourrait être appelé à servir le progrès, la justice et la paix. C'est aussi par cette voie de liberté qu'il ouvre lui-même pour lui-même, qu'Ahmed Taleb-Ibrahimi se sent le droit «de tout dire» très sérieusement, méthodiquement, scrupuleusement, fidèlement attaché aux faits vécus qu'il détaille inlassablement, preuves à l'appui: documents écrits, photos peu connues et témoignages de très nombreuses personnalités à tous les niveaux du pouvoir. Les situations, les événements (du 5 octobre 1988, par exemple) et particulièrement l'autorité du Conseil de la Révolution de l'époque évoquée, ainsi que les puissants chefs de l'Armée, les favoris, les écartés, les décédés, tous sont mentionnés ou présentés dans leur cadre «naturel» d'exercice, de fonction ou d'action. À cet effet, le propos d'Ahmed Taleb-Ibrahimi comprend deux parties et se développe impétueusement, précision après précision, révélation après révélation, choses vues, choses rappelées, choses méconnues. Des noms et des lieux incroyablement présents dans ces «Mémoires», retiennent l'attention et incitent à poursuivre la lecture de l'ouvrage: une histoire pleine de vérités que beaucoup ne manqueront pas de commenter et de considérer comme un soulagement, une respiration qui prolonge un passé dont il faut que nos historiens étudient et refondent dans l'Histoire contemporaine de l'Algérie. En attendant, le lecteur doit se disposer à lire ce tome 3 pour décider quel sens donner à l'intitulé «Un dessein inabouti». Ahmed Taleb-Ibrahimi réserve la première partie de son livre à sa fonction de Ministre-conseiller du président (janv.1979 - mai 1980) et compte huit chapitres, dont «Le congrès du FLN et l'élection de Chadli Bendjedid», «La création de la Cour des comptes»,... «Le problème du Sahara Occidental», «Mission à l'étranger»,... «La mort de Benyahia». La seconde partie, l'auteur la consacre au rappel de sa fonction de ministre des Affaires étrangères (mai 1982 - novembre 1988), c'est-à-dire à l'organisation de son Ministère et à ses très nombreuses activités de politiques étrangères, parmi les plus importantes: La Palestine et la crise du Moyen-Orient; Les relations avec l'Afrique; les relations algéro-françaises; Le conflit Irak-Iran; Les problèmes internes; Les événements d'Octobre 1988. Des Annexes complètent les analyses et la présentation de l'époque, objet des «Mémoires» de ce troisième tome dont on peut dire que la qualité des documents, la souveraineté de l'état d'âme de l'auteur et la force de l'expression du propos constituent un gage audacieux pour espérer, tout comme l'auteur, «une révolution dans la Révolution». Il faut que les idées pensées de bonheur et de justice en faveur de l'Etat et de la Nation deviennent des faits au quotidien et non plus un dessein. In châa Allah! (*) Mémoires d'un Algérien, tome 3: Un dessein inabouti (1979-1998) d'Ahmed Taleb-Ibrahimi, Casbah-Editions, Alger, 2013, 686 pages.