La ville de Beni Isguen, ville millénaire considérée comme l'un des joyaux architecturaux de la vallée du M'zab, continue à susciter la passion de ses visiteurs qui s'y rendent, comme en pèlerinage, en masse. «Celui qui entre à Beni Isguen n'en sortira jamais», dit un vieux proverbe mozabite que les habitants de la cité millénaire s'amusent à ressasser à chaque visiteur qu'ils croisent sur leur chemin. Bien que l'adage porte, comme c'est souvent expliqué, sur la légendaire beauté des femmes mozabites pour laquelle la région a vu depuis fort longtemps, des hommes jeter entièrement leur dévolu, il n'en demeure pas moins que les sortilèges d'Ath Isjen - nom berbère de Beni Isguen - demeurent la principale explication à ce dicton notoire. Cloîtrée à l'intérieur de la vallée du M'zab aux côtés d'autres cités non moins antiques (Bounoura, El Atteuf, Ghardaïa et Mélika), la ville de Beni Isguen continue, en dépit des vicissitudes du temps - construite en 1352 - et malgré la modernité - de plus en plus envahissante, de la vie sociale et des relations humaines, à se cramponner à ses vieilles traditions faisant son illustre renommée. Les Azzabas veillent au grain Au-dessus de chaque porte d'entrée - il en existe cinq en tout : trois pour les piétons et les deux autres réservées aux automobilistes - un écriteau annonce : «Il n'y a d'autre Dieu que Dieu et Mohamed est son Prophète.» Le ton est ainsi donné. Les habitants de Beni Isguen se réclamant de l'ibadhisme, une des mouvances doctrinale de l'Islam, veillent à l'application vigoureuse des consignes religieuses. Pour ce faire, il existe toute une hiérarchie dont la gestion revient au conseil des Azzabas. Une structure religieuse chargée de la gestion des affaires de la mosquée comme elle a pour mission aussi de réguler la vie sociale. Dans ce contexte, les cheikhs des Azzabas, pour l'exemple, s'occupent de la gestion du marché public et du contrôle des opérations des ventes et des achats. Ils ont la main aussi sur l'organisation des fiançailles et des noces. Un domaine que ces derniers, à croire les dires de certains habitants, détiennent fermement de peur, admettent-ils, de laisser se propager toutes sortes de pratiques contraires à l'Islam (rapports sexuels illégaux, délinquance, vol...). Le mot Azzaba a été inspiré du nom de l'imam Mohamed Ibn Bakr El Fartassani Ennefoussi, fondateur du système des Azzabas, dans l'objectif, nous explique le cheikh Mohamed Ibrahim Tellay, membre actuel du conseil, de préserver la société ibadite, sujette dans le passé à la déliquescence politique et religieuse. Le conseil des Azzabas, avec les entités de chacune des six villes millénaires - les quatre villes évoquées avec Guerrara et Berriene - dépendent, selon la hiérarchie établie, d'une haute instance spirituelle appelée conseil d'Ami Saïd. Celle-ci se réunit en sessions ordinaires ou extraordinaires pour débattre outre des grandes questions religieuses (El Ijtihad, la Fetwa), des dossiers et autres conflits concernant la région. Sur le terrain, la mise en pratique des décisions prises par le conseil des Azzabas revient notamment à El Aâyane ou Irouane, une structure, secondaire, composée d'étudiants de religion. Ces derniers, à travers les prérogatives que leurs confèrent leurs supérieurs, les Azzabas, interviennent dans les endroits où la présence «azzabite» se fait moins ressentir. A mesure que nous progressons à l'intérieur de la localité, l'on assiste à une dynamique sociale qui renseigne de façon perceptible sur le strict respect des consignes données par les chouyoukh. Ainsi, les femmes déambulant à travers les ruelles, pour échapper à la vindicte populaire et pour préserver aussi une certaine «chasteté» dont le crédit est contesté par certains Mozabites, sont soigneusement drapées dans leur hayek, voile traditionnel de couleur blanche. Le hayek mozabite (bouaâouina) se distingue, chez les femmes mariées, par l'ouverture minuscule au niveau d'un oeil. Les jeunes filles célibataires sont, en revanche, tolérées pour exposer leur visage «pour donner le choix aux éventuels prétendants», nous explique El Hadj Mohamed, le guide touristique. Difficilement admise, la scolarité de la femme ne dépasse pas le seuil de la 3e année secondaire. «Même titulaire d'un certificat du baccalauréat, la femme ici, ne peut prétendre à poursuivre ses études supérieures», concède sèchement notre interlocuteur. Les hommes de leur côté, nonobstant leur statut de privilégié, s'astreignent eux aussi à un certain nombre de restrictions. Arborant le pantalon traditionnel «serouel», la gandoura et la chéchia. «Ici la rigueur vestimentaire est de mise» lâche «fièrement» notre guide. Selon lui, l'organisation sociale à l'intérieur de ce qui s'apparente bien à une forteresse est régie selon un mode tribal auquel d'aucuns sont tenus de se conformer. La coexistence entre les différentes tribus vise à asseoir un climat de stabilité et de sérénité. «Les familles appartenant aux tribus célèbres et celles émanant d'autres entités moins célèbres évoluent dans le même mode social et religieux», explique un vieux que nous avons rencontré à la place du marché. A ses yeux, un seul concept doit primer: l'intérêt général de la communauté. Les sortilèges d'une architecture Si la place de la religion n'est pas moins importante dans la vie des habitants de Beni Isguen, l'architecture de la cité s'inscrit, elle aussi, en communion avec l'âme religieuse qui y règne. La cité de Beni Isguen a été construite en trois temps, sous forme pyramidale de sorte à donner l'image d'une véritable forteresse. Obstruée par des remparts solides soigneusement entretenus - ils sont d'ailleurs les seuls remparts des vieilles cités à répondre minutieusement aux normes - la ville a tout l'air d'une bâtisse efficacement structurée. Du haut du sommet, s'élèvent fièrement le minaret de la mosquée ainsi que la tour «Bordj Bouleïla». L'unique mosquée, siège des Azzabas, se trouve, selon la règle architecturale de la région, en plein centre de l'agglomération jouxtant la place du marché où chaque jour, sauf le vendredi et les jours fériés, est organisée la célèbre vente à la criée. Les ruelles étroites et sinueuses s'enchevêtrent et s'étrennent à mesure que nous progressons vers le haut. Les portes que nous traversons indiquent les trois parties de la ville. Les murs antiques qui gardent, malgré les années, leur éclat d'antan, sont construits à base de plâtre et de chaux et reposent sur les troncs de palmiers qui servent de supports. Dans ce joyau architectural, toutes les maisons de Beni Isguen sont dépourvues de balcons : «Nous tenons à faire respecter l'intimité de nos femmes», soutient rigoureusement notre guide qui décrit globalement la cité comme étant un bijou de l'architecture mais aussi un temple religieux dans lequel se distingue une population non seulement fière de sa particularité sociale mais surtout de sa foi en religieuse. Il est vrai, à ce titre, que ce microcosme qui continue, à ce jour, de susciter la curiosité de ses visiteurs, se place comme un repère solide de la diversité sociale et identitaire de l'Algérie. Les Mozabites de Beni Isguen continuent, en dépit du progrès social qui gagne d'année en année notre société, à mener leur petit bonhomme de chemin et à évoluer dans un monde qui, de toute apparence, appartient à eux seuls. Cependant, en sortira-t-il, cette fois, celui qui entre à Beni Isguen?