Des yeux marrons, pleins de tendresse, lui mangeaient la figure, empreinte d'une profonde détresse. L'horreur et la violence ont, en un laps de temps, bouleversé sa vie et marqué son innocence. Des pans entiers de sa mémoire se sont écroulés, emportant ainsi tant de souvenirs, tant de sourires comme les immeubles qui jonchaient l'asphalte tout autour. Ils se sont affaissés dans un bruit sourd, d'éclats de plâtre et de briques. Avalés par la terre. Ensevelis, ils reposent comme des mammouths aux pieds d'argile, écrasant de leur poids tant de vies, tant d'espoirs, tant de rêves et tant d'histoires. Elle se retrouve seule au monde, aux premières années de sa vie ; elle aimait bien son père qui souvent la promenait, au retour du travail, le soir quand le soleil tombait et que l'air se rafraîchissait. Elle s'en allait avec lui, lui tenant la main. Elle mordait avidement sa barre de chocolat. Elle aimait son père qui lui passait tous ses caprices, mais aussi le chocolat. Elle attendait impatiemment les fins de journée pour se retrouver avec son papa à arpenter les mêmes sentiers avec le même engouement, la même joie. Elle aimait bien sa mère qui la bordait au lit et l'embrassait avant de dormir, qui lui lavait les mains, qui lui servait à manger au moment des repas et qui la veillait quand elle était malade ou qu'elle avait froid. Elle aimait son petit frère, son souffre-douleur, son compagnon de jeux, son élève quand ils jouaient à l'école, son enfant quand ils jouaient à la maman. Il l'accompagnait partout ; dans ses jeux, ses rôles, il l'imitait et répétait inlassablement ses paroles, ses gestes. Il pleurait quand elle pleurait et riait de même. Elle aimait la chambre d'enfants, où avec son frère, elle jouait à la maman et sur la table basse dessinait des enfants, des soleils, des poupées, de petits coeurs aux crayons de couleur et la mer, où elle passait ses vacances, avec plein de petits bateaux dedans. Elle aimait le salon où, trônant telle une princesse sur un fauteuil de «grands», elle regardait ses dessins animés préférés à la télévision. Elle aimait, aussi, le balcon ensoleillé où elle égrenait les minutes à attendre l'arrivée de son père. Pour sortir avec lui et mordre dans sa barre de chocolat. Elle promet même d'en donner à sa poupée. Elle lui promet aussi une sortie. Aujourd'hui, Yasmine est seule. Son père ne rentrera pas du travail. Elle n'ira plus jamais se promener avec lui. Elle ne mordra pas dans sa barre de chocolat. «Ils sont tous partis au paradis», a dit tante Zina. «Ils ont pris la maison avec eux». «Quand tu les rejoindras, tu les retrouveras en train de t'attendre dans votre maison et vous serez, de nouveau, heureux ensemble». Le 22 mai 2003 à 19 heures 45 minutes, une péritonite subite la fit rejoindre sa famille. Adieu Yasmine.