Mahfoud Bennoune s'en est donc allé sans mot dire, loin de cette terre qu'il aimait tant. Cette terre algérienne à l'histoire si mouvementée, outrageusement mortifère jusqu'à se confondre avec le tragique destin que Kateb Yacine prédisait à cette fleur qui, telle une forteresse inexpugnable, résistait imperturbablement aux assauts désespérés de ceux qui voulaient la prendre : une jolie fleur, disait-il, mais qui était cependant condamnée à demeurer «irrespirable jusqu'à la profondeur de ses racines». L'ambivalence ! Là «est le noeud du problème algérien», disait Mahfoud Bennoune à tous ceux qui feignaient ne pas comprendre que l'une des facettes à l'origine de l'histoire convulsive de notre pays et de ses crises à répétition, tient d'abord de notre inaptitude structurelle à concevoir un projet moderniste et à s'y tenir. De notre défiance quasi atavique pour toutes les catégories de la modernité intellectuelle et sociale, notre sort, répétait-il, tient de nos ambivalences autant que de notre masochisme fondamental. Tous ceux qui ont connu ou seulement lu Mahfoud Bennoune savent qu'il était non seulement un anthropologue émérite, mais aussi un sociologue et un historien de grand talent. Affable et généreux, il pouvait aussi être extrêmement coléreux. Je me souviens d'un épisode particulièrement marquant qui renseigne suffisamment sur la force de caractère du personnage : ayant obtenu son PHD aux USA, il lui restait, pour prétendre au grade de maître de conférences à l'université, passer par l'étape laborieuse de l'équivalence du diplôme. Et ne voilà-t-il pas que, curieusement, sa demande d'équivalence est rejetée par le ministère de l'Enseignement supérieur. A l'époque, j'étais moi-même recteur de l'université d'Alger et c'est donc tout naturellement qu'il vint me voir pour me faire entendre sa protestation et surtout me présenter sa démission. C'est qu'il ne voulait même plus entendre parler de recours, considérant à juste titre, d'ailleurs, l'attitude de la tutelle comme une atteinte à sa dignité. De guerre lasse, j'ai dû à son insu, me résoudre à présenter moi-même et en son nom, un recours au ministère. Celui-ci ne tarda d'ailleurs pas à corriger ce qui ne devait finalement n'être qu'une grossière erreur d'appréciation. Depuis ce jour et outre le fait que l'université d'Alger venait de se doter d'un professeur de haute facture intellectuelle, je gagnais moi-même un ami dont le courage politique et l'honnêteté intellectuelle n'étaient jamais pris en défaut. A présent qu'il s'en est allé aussi discrètement qu'il a vécu et milité pour une Algérie forte et prospère, il convient de saluer la mémoire d'un intellectuel hors du commun et dont le moins que l'on puisse dire est qu'il était porté, dans ses actes comme dans sa parole, par ce que Max Weber nommait «l'éthique de la conviction». Adieu cher Mahfoud et là où que tu te trouves, repose en paix !.