Le religieux Dany-Robert Dufour «Avec tout l'argent du monde, on ne fait pas des hommes, mais avec des hommes et qui aiment, on fait tout.» Abbé Pierre Comment peut-on mesurer la valeur d'un homme? Ce titre m'a interpellé, j'ai voulu en savoir plus et l'article suivant m'apprend que tout homme a son prix comme une célèbre phrase attribuée à Henri Kissinger. La contribution suivante nous montre à quel point tout s'est détérioré et qu'un homme sans argent est invisible socialement. Pire encore, il est écrasé par l'avènement d'une société perverse où les valeurs ou réputées telles: l'honnêteté, le travail bien fait, la solidarité n'ont plus court. La contribution suivante nous montre à quel point les cades classiques ont changé: «Je ne pense pas qu'il soit possible de mesurer cela», estime un contributeur dans le fil de discussion Yahoo! intitulé «Comment mesure-t-on la valeur d'un homme?». «Un Zidane, ça vaut dans les 75 millions d'euros. Je pense que tu peux m'avoir pour un radis et deux tomates», ironise une autre. Pointe-t-elle la difficulté d'évaluer, sinon de monétiser, un individu, ou le fait que la question exclut la femme du débat? Combien ça coûte? Combien cela me rapporte? Combien je vaux? A longueur de journée, «l'argent est comme un sixième sens. Sans lui, on ne peut pas se servir des cinq autres», écrit l'écrivain britannique William Somerset Maugham (1874-1965), l'auteur le mieux rémunéré des années 1930. Chacun évalue, compare, met en balance... ses biens comme son prochain, notamment à l'aune de sa personne et de son patrimoine. «N'avez-vous jamais voulu savoir combien vous valez d'euros? C'est le moment de le savoir», propose le site Humainavendre.com. Quelque 573.593 humains se sont adonnés à cette estimation bien saugrenue. Et un de plus! «Félicitations, vous valez 5.439.100 euros», m'assure-t-on. Je n'aurais pas donné aussi cher de ma peau. Et virtuellement? Puis-je tirer un aussi bon parti de ma présence sur les réseaux sociaux?» (1) Un autre soporifique est l'Internet qui foisonne de sites où tout est bon pour donner l'illusion de «compter» alors qu'en fait le soi-disant débat où on vous demande votre avis sur tout et n'importe quoi rapporte de l'argent: «Combien monnayer, s'il y avait lieu, ses comptes Facebook, Twitter, Instagram, Tumblr...? Selon les estimations du cabinet IHS Technology relayées surHuffingtonpost.fr, le prix de l'utilisateur sur Facebook, valorisé 127,3 milliards d'euros, est de 105 euros; celui sur Twitter, qui pèse tout juste 22 milliards d'euros, serait évalué à 93 euros. On peut attendre 64 euros de son Linkedln mais pas plus de 25 euros de son WhatsApp. Autant garder sous le coude son Instagram et son menu fretin de 4,80 euros, tout comme son Tumblr et ses 4,70 euros.»(1) «Ma calculette à l'écran attend avec impatience l'issue des courses. Autant l'écrire en toutes lettres pour rendre compte de l'étendue des dégâts virtuels: deux cent quatre-vingt-seize euros et cinquante centimes. Voilà ce que vaut ma «virtualité», soit à peine 0,005% de ma vie réelle. Il y a toutefois lieu de s'en réjouir, l'inverse aurait été dramatique. En l'espace d'une seule seconde, Google empoche, lui, un gain de 474 euros, selon World Play (lemde.fr/1hdSyax), Facebook 58 euros et Twitter perdrait 35 euros.» (1) Ceci n'est pas de l'argent virtuel. L'internaute s'en sort en étant payé par le divertissement qui lui fait oublier provisoirement sa condition pendant ce temps les moteurs de recherche s'en mettent plein les poches. Que valons-nous réellement? Peut-on parler de valeur absolue ou de valeur relative? L'estime de soi est aussi un critère de valorisation ou de dévalorisation (jusqu'à la haine de soi). «Lorsqu'on vit une situation dont l'issue nous déçoit, nous sommes évidemment renvoyés à l'image que l'on a de soi. Le meilleur moyen de ne jamais être déçu, c'est d'avoir une attente si basse que n'importe quel évènement suffit à la combler. Si je me contente de vouloir reproduire la forme globale du personnage et pas de rendre une image fidèle, je suis certain d'y arriver. Mais cela n'empêche que dans chaque situation, quelque chose de plus subtil est en jeu. L'interprétation des évènements entre en action et nous donne une information: il précise le niveau d'attente que l'on a par rapport à soi. (..) Nous sommes chacun à notre manière, des amateurs en train de goûter notre vie. Parfois on apprécie la saveur et puis parfois on trouve qu'il manque des arômes. (...) L'une des meilleures conséquences que peut avoir cette conscience du goût, c'est de vous donner confiance pour avancer. En étant ouvert et prêt à entendre, vous ouvrez la porte de l'amélioration continue. Je fais partie de ceux qui pensent que nous sommes ici bas pour voir ce que l'on peut faire de notre vie. L'amélioration continue est donc un chemin parfait et rien de tel que l'appréciation fine des éléments pour y arriver. (2) En rapportant cette appréciation tout à fait louable sur l'effort et l'amélioration constante, j'ai la certitude que c'est un langage dépassé dans ce XXIe siècle où nous avons perdu les repères. Pourtant, nous savons que le libéralisme sauvage fait des individus autonomes par la pensée des individus sujets qui présente une formidable addiction à l'éphémère dont le néolibéralisme serait le bras armé. La réalité du néolibéralisme Les critiques du libéralisme ne manquent pas. L'ouvrage de Dany-Robert Dufour: «Le divin marché. La révolution culturelle libérale» écrit Thierry Jobard, s'en distingue pour deux raisons principales. La première tient au fait que son travail est celui d'un philosophe qui pense le monde comme une totalité, à savoir comme un système qui interagit en permanence et qui exprime une circulation du sens. D'où, d'autre part, son analyse qui embrasse les nouveaux rapports qu'instaure le libéralisme: le rapport à soi, à l'autre, à la politique, à la religion, à la langue, à l'art, voire à l'inconscient. Revenant sur la prétendue sortie du religieux, D.-R. Dufour montre que nous assistons plutôt au remplacement d'une divinité par une autre, en l'occurrence un divin marché sadien dont le principal commandement - «Jouissez!» - conduit à un comportement de consommateur pulsionnel. (...) La langue elle-même est investie (puisque tout fait sens et que rien n'est innocent); mieux vaut parler de gouvernance que de pouvoir, de genre plutôt que de sexe... Cette progressive création d'une «novlangue» accompagne celle d'un «novmonde» technologique qui, sous couvert d'un progrès permanent, ne résout les problèmes qu'en créant de nouveaux dangers incontrôlés dans un cercle parfaitement vicieux». (3) Le marché et son installation: les consommateurs sous influence Dans cette lutte féroce pour vendre à tout prix, les firmes multinationales ne manquent pas d'imagination. Elles faisaient appel aux techniques antédiluviennes de la réclame puis de la publicité classique. Elles s'attaquent maintenant au cerveau et créent un besoin. Pierre Barthélemy rapporte l'expérience singulière - pour nous, mais rentrée dans les moeurs ailleurs - de mainmise sur le cerveau. (4) Justement, pour Dany-Robert Dufour l'échange marchand généralisé et libéralisé détruit ou dérégule les autres «économies»: l'économie discursive (échange du sens, des idées), l'économie sociale (donner, recevoir, rendre) et l'économie psychique (la limitation pulsionnelle, l'altruisme). La télévision forge-t-elle des individus ou des moutons? s'interroge-t-il: «L'individualisme n'est pas la maladie de notre époque, c'est l'égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. (...) Vivre en troupeau en affectant d'être libre ne témoigne de rien d'autre que d'un rapport à soi aliéné, dans la mesure où cela suppose d'avoir érigé en règle de vie un rapport mensonger à soi-même. Et, de là, à autrui. Il faut que chacun se dirige librement vers les marchandises que le bon système de production capitaliste fabrique pour lui. «Librement» car, forcé, il résisterait. (5) Est-ce que la croissance débridée est synonyme de confort? De bien-être? Penser une décroissance de ce qui n'est pas essentiel est ce, «revenir à la bougie» encore que cela soit poétique! Pour Vincent Liegley, il faut «aller vers des sociétés matériellement frugales, écologiquement soutenables. L'enjeu est de revenir à une société beaucoup plus simple, à un autre type de confort matériel, sans remettre en question les avancées de la société actuelle. Sortir de la méga-machine, de la technostructure, comme y invitait Ivan Illich, autre penseur de la décroissance. Retrouver aussi ce qui a été détruit: convivialité, solidarité, le «buen vivir», ce concept de la «vie bonne» développé en Amérique latine. (...) Nous sommes face à l'effondrement d'une civilisation. Mais aujourd'hui, l'ensemble de la planète est embarqué sur ce Titanic. (...) Un changement de nos habitudes, une décolonisation de notre imaginaire, une transformation de nos institutions qui sont toxico-dépendantes de la croissance... Le but de la décroissance, est d'ouvrir des possibles de pensée. Nous tentons de penser l'utopie, ce vers quoi on veut tendre - sans peut-être jamais l'atteindre. Définir un projet de transition qui part de la société actuelle, tout en étant complètement en rupture avec celle-ci. L'important est de savoir où l'on va et d'assumer ces contradictions pour transformer la société en profondeur.» (6) La fabrique de l'humain: naissance du pervers puritain Nous le voyons, l'humain largue progressivement les amarres avec sa condition d'homme. Il est devenu un automate mu par le désir. Dans son dernier ouvrage justement, «La cité perverse», sous-titré «Libéralisme et pornographie». Le philosophe Dany-Robert Dufour, répond à une interview à Philippe Petit: «L'objectif du philosophe est assez simple. Il entend démon-trer comment la libération des passions - autrement dit le triomphe absolu de l'égoïsme, l'impératif de jouissance, le besoin de domination - ont transformé toutes les économies où interagissent les hommes: l'économie marchande, l'économie politique, l'économie esthétique, voire symbolique. Le libéralisme selon Dufour possèderait donc au moins deux faces: une face puritaine, représentée par Adam Smith, et une face perverse, représentée par le divin Sade. Il serait l'accoucheur d'un monde où les individus obéissent avant tout à ce commandement suprême: jouis! Un monde où l'on peut jouir non seulement dans la dimension sexuelle, mais aussi dans celle de la possession et de la domination, de même que dans celle du savoir. Ce monde ressemble-t-il au nôtre?»(7) Le philosophe poursuit: «Sade était mort. Il est mort pendant deux siècles et Sade est revenu. Il est revenu dans notre monde progressivement au cours du XXe siècle par des chemins détournés. (..) Puis il est revenu de plus en plus à visage découvert. Voilà. Alors, j'essaye de faire dans ce livre la généalogie de ce principe de jouissance. On croyait, on a cru pendant longtemps qu'il était venu au cours de la post-modernité.» Le principe d'égoïsme absolu qui est révélé par Sade, c'est celui qui est en jeu dans la crise. Et c'est le principe, cette fois, de la défense à tous crins de l'intérêt personnel à tel point que cela s'est nommé la cupidité.(...) C'est ce principe de la cupidité, d'égoïsme absolu, de la défense à tous crins de l'intérêt personnel, de la jouissance absolue dans tous les domaines où cela peut se manifester, dans les trois libidos que j'ai reprises dans la philosophie classique.»(7) «On connaît la libido classique, poursuit Le philosophe, la libido des sens... Sentiendi. On connaît moins, on a oublié malheureusement la libido dominandi, qui est la possession, la jouissance, l'instrumentalisation de l'autre, Le désir de s'enrichir bien sûr, de la domination, c'est la domination sociale par la puissance de l'argent. Puis, la libido sciendi, qui est le désir de savoir au-delà de toutes les limites, par exemple les limites qui nous affranchiraient d'un certain nombre de principes, qui nous mettraient en position de recréer par exemple la nature, de recréer le génome, de récrire en fait le vivant. Pour les anciens, l'homme qui se laisse aller à ses passions, ce que l'on va appeler plus tard les pulsions, est comme un homme ivre. D'ailleurs, passion, c'est passif, c'est le même mot: passion, passif, pathos, etc., et quand on est dans la passion en fait contrairement à l'optique actuelle qui dit: «C'est pour lui une passion», Alors, justement, ce qu'il y a de nouveau chez les modernes, à partir de ce tournant moderne que je situe aux alentours de 1700, c'est le renversement en fait de cette problématique qui correspond à un renversement de la métaphysique occidentale, tout simplement. C'est-à-dire que c'est le moment où les passions vont être libérées et elles vont être libérées dans et par le libéralisme puisque ce qui était le principe de maîtrise et de contrôle des passions va se trouver au contraire exalté.» (7) «On pourrait dire que la crise de 1929 est créée par la crise à la fois de spéculation, bien sûr, un peu à la façon des subprimes, puisque l'on a des lieux de spéculations immenses, la Bourse a été multipliée par 400 en 7 ans, il y a eu un tournant libéral pour la présidence Coolidge, mais il y a un autre aspect aussi, c'est que le capitalisme était surtout un capitalisme de production. Pour le dire d'une certaine façon, je dirais que c'est Sade qui a sauvé le capitalisme de la crise de 1928, plutôt c'est la pin-up, un personnage un peu sadien puisqu'elle excite à la jouissance, qui a sauvé le capitalisme. Pourquoi? Parce que ces objets... Il a fallu pour s'en sortir, on pourrait dire érotiser tout objet en montrant pour être une source de satisfaction pulsionnelle. Il a fallu mettre une pin-up derrière chaque objet. C'est une manipulation libidinale, une manipulation pulsionnelle et c'est comme ça qu'a tenu ce capitalisme de la consommation par une promesse de satisfaction pulsionnelle, une manipulation généralisée parce qu'il faut que le désir soit absolument formaté pour être bien dirigé vers les objets que l'on propose et pas vers le reste. C'est pour cela qu'il y a un côté pervers, il faut absolument consommer et même de façon addictive ces objets proposés à la consommation puis le reste il ne faut pas et quand il ne faut pas, il est puritain».(7) Cette modification de l'économie libidinale et pulsionnelle démonétise l'homme... Sa valeur intrinsèque est indexée sur son «avoir» et non pas sur son «être» D'où viendrait le salut? Dany Robert Dufour propose: «Pour sortir de la crise de civilisation, il convient de reprendre, un élan humaniste. Comment faire advenir un individu qui serait enfin «sympathique» c'est-à-dire libre et ouvert à l'autre. «Il nous semble qu'un des enjeux civilisationnels actuels soit précisément d'échapper à ce dilemme. (...).» (8) Tout est dit. 1.http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/05/02/combien-valez-vous_4410615_3234.html 2.http://esprit-riche.com/lorsque-nous-valons-mieux-que-ca/ 3.Thierry Jobardhttp://actuphilo.com/tag /dany-robert-dufour / 15/06/2011 4. http://www.legrandsoir.info/la-fabrique-du-consentement-plaidoyer-pour-une-decroissance-de-l-ephemere.html 5.http://www.mondediplomatique.fr/2008/01/DUFOUR/15491 - JANVIER 2008 6.Vincent Liegey Propos recueillis par Agnès Rousseaux http://www.bastamag.net/article2987.html 7.http://www.fabriquedesens.net/La-fabrique-de-l-humain-Naissance 8. Dany Robert Dufour http://www.monde-diplomatique.fr/2008/01/DUFOUR/15491