Les civilisations sont mortelles Paul Valéry C'est par ces mots que Paul Valéry analysait les cycles d'évolution des civilisations. Bien avant lui, Ibn Khaldoun, le père de la sociologie, décrivait dans son livre culte La Muqqadima l'apogée et le déclin des civilisations toutes entières. Mostéfa Lacheraf, parlant de la décadence de la civilisation musulmane, note qu'elle ne fut pas brutale mais que ce fut un lent délitement fait de paresse intellectuelle, [fermeture du champ de la critique], d'accommodement avec les puissants et naturellement d'une absence de projets porteurs d'une espérance continuelle qui ne fait pas place au laissez-faire et au fatalisme. Nous allons nous intéresser dans cette étude, justement d'une façon générale, à cette décadence planétaire des valeurs et de la dignité humaines face aux dégâts du néolibéralisme dans sa réussite d'imposition d'une nouvelle civilisation virtuelle qui, on l'aura compris, se construit sur les décombres de la civilisation humaine telle que nous la connaissons depuis les premiers villages édifiés il y a 10.000 ans en Irak. Pour rappel, après la débâcle du communisme, Francis Fukuyama annonçait la «Fin de l'histoire» avec le triomphe sans partage du modèle américano-occidental... Désormais, la plupart des «stratèges» évoquent «un monde post-américain», un monde multipolaire dans lequel les Etats-Unis garderont, pour de longues années encore, leur place prééminente, mais devront prendre en compte l'émergence de centres de puissance à Pékin et à New Delhi, à Brasília et à Moscou. On assiste à une recomposition des relations internationales avec la fin de l'hégémonie de l'Occident, qui s'était imposée pendant les deux derniers siècles. En fait, il n'y a pas de vainqueur parmi les anciens protagonistes. Il y a un seul vainqueur: le marché ou plus globalement le néolibéralisme porté par une mondialisation laminoir qui lamine entre le Nord et le Sud; mais même au sein des Nord et des Sud, la fracture est importante entre ceux d'en bas et ceux d'en haut. Un seul vainqueur: le marché Le néolibéralisme ne laisse pas intact l'individu. Luc Ferry parle de peur qui berce l'imaginaire de l'individu devenu de plus en plus vulnérable, Nous l'écoutons: «Tous ceux qui s'intéressent à l'histoire des nouveaux mouvements sociaux, l'ont noté: l'un des traits majeurs des sociétés contemporaines, notamment en Occident, réside dans le fait qu'elles s'organisent sans cesse davantage autour d'une passion commune et, en ce sens, fort démocratique, la peur. L'angoisse d'une mort qu'on feint de croire évitable se décline ainsi en une infinité de «petites peurs» particulières: de l'alcool, du tabac, de la vitesse, de l'atome, du portable, des OGM, de l'effet de serre, du clonage, des nouvelles technologies. (1) «Derrière les peurs particulières, ajoute t-il, se cache une inquiétude plus profonde et plus générale qui englobe pour ainsi dire toutes les autres: celle que l'impuissance publique, désormais avérée mette les citoyens des sociétés modernes - pour ne rien dire des autres qui n'ont pas même voix au chapitre - dans une situation d'absence totale de contrôle sur le cours du monde. Dans un univers «mondialisé», tout ou presque échappe aux «petits»: qu'il s'agisse de la guerre, des fermetures d'entreprises, des OGM ou du clonage, ils ont le sentiment que plus rien ne dépend, non seulement d'eux-mêmes, mais, ce qui est en un sens beaucoup plus grave encore, de leurs leaders politiques désormais impuissants face à des processus qu'aucune volonté ne parvient à domestiquer. (...) Pour beaucoup, cependant, le sentiment s'insinue peu à peu que l'existence n'offre plus de deuxième chance une fois qu'on a eu droit à la première, qui est l'école même. Pas de possibilité de bifurquer, de recommencer, d'explorer d'autres horizons, mais au contraire une logique en entonnoir où la vie semble un long canal dont il est impossible de sortir dès lors qu'on y est entré.» (1) On comprend alors que les individus rendus fragiles par un quotidien sans perspective deviennent des proies consentantes du marché. La conséquence tragique est que le marché n'a pas laissé intacts les fondements des sociétés. En ce temps de «délitement des valeurs» que l'on pensait immuables, beaucoup de certitudes ont été ébranlées. Le capital symbolique qui a été sédimenté et qui part par pans entiers sous les coups de boutoir du marché du libéralisme fruit d'une mondialisation sans éthique. Les sociétés qualifiées il y a si longtemps de «primitives» sont en train de perdre aussi leur identité sous la pression d'un Occident -esclave lui-même du libéralisme- qui série, catalogue et dicte sa norme. (2) L'Occident ne se contente pas d'imposer sa vision du monde à la fois par la science et la force, il s'attaque depuis quelques années à travers le néo-libéralisme aux identités. Cette désymbolisation du monde mise en évidence par Dany Robert Dufour, est en train de pénétrer en profondeur le tissu social. A juste titre, la mondialisation et le néolibéralisme peuvent être tenus pour responsables de cette débâcle planétaire. Dans ce monde de plus en plus incertain, l'individu éprouve le besoin d'un retour à des «valeurs sûres» qui lui font retrouver une identité ethnique voire religieuse que la modernité avait réduite. D'autre part, un autre dégât est la fameuse «perte de repères chez les jeunes», induite par la précarité de la vie temporelle et spirituelle, elle n'a alors rien d'étonnant: il est, cependant, illusoire de croire que quelques leçons de morale à «l'ancienne» même dans les pays où la tradition et la religion tentent encore de maintenir la structure sociale, pourraient suffire à enrayer les dommages causés par le libéralisme. De ce fait, une servitude attend l'individu- sujet. C'est l'asservissement au marché, au libéralisme sauvage.(3) La valeur intrinsèque de l'individu est indexée sur sa valeur marchande. Voilà le monde que nous propose l'Occident du «money-théisme». La valeur symbolique, écrit le philosophe Dany-Robert Dufour, est ainsi démantelée au profit de la simple et neutre valeur monétaire de la marchandise, de sorte que plus rien d'autre, aucune autre considération (morale, traditionnelle, transcendante...), ne puisse faire entrave à sa libre circulation.(4) Pour Pierre Bourdieu, le libéralisme est à voir comme un programme de «destruction des structures collectives» et de promotion d'un nouvel ordre fondé sur le culte de «l'individu seul mais libre». Le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi et surtout la culture en ce qu'elle a de plus structurant et de ce que nous pensions être pérennes. Avec raison, Pierre Bourdieu, avec sa lucidité coutumière, se posait la question «des coûts sociaux de la violence économique et avait tenté de jeter les bases d'une économie du bonheur). (5) Nous vivons, poursuit Dany Robert Dufour, une époque où le plaisir est devenu une priorité, où les carrières autrefois toutes tracées se brisent sur l'écueil de la précarité, la vie à deux ressemble de plus en plus à un CDD amoureux. Par ailleurs on peut citer comme autre perturbation inédite, le développement de l'individualisme, la diminution du rôle de l'Etat, la prééminence progressive de la marchandise sur toute autre considération, le règne de l'argent, la transformation de la culture en modes successives, la massification des modes de vie allant de pair avec l'individualisation et l'exhibition des paraître, l'importante place prise par des technologies très puissantes et souvent incontrôlées, comme l'Internet et ses dérivés sont en définitive, autant d'éléments qui contribuent à l'errance de l'individu -sujet qui devient, de ce fait, une proie et partant une victime du néolibéralisme.(6) Dany-Robert. Dufour montre que nous sommes tombés sous l'emprise d'une nouvelle religion conquérante, le Marché ou le money-théïsme. Il tente de rendre explicites les dix commandements implicites de cette nouvelle religion, beaucoup moins interdictrice qu'incitatrice - ce qui produit de puissants effets de désymbolisation, comme l'atteste le troisième commandement: «Ne pensez pas, dépensez!». Nous vivons dans un univers qui a fait de l'égoïsme, de l'intérêt personnel, du self-love, son principe premier. Destructeur de l'être-ensemble et de l'être-soi, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse. À l'ancien ordre moral qui commandait à chacun de réprimer ses pulsions et ses désirs, Dufour tente de montrer que s'est substitué un nouvel ordre incitant à les exhiber, quelles qu'en soient les conséquences.(...) La démonstration était relativement simple: le marché récuse toute considération (morale, traditionnelle, transcendante, transcendentale, culturelle, environnementale...) qui pourrait faire entrave à la libre circulation de la marchandise dans le monde. Dany Robert Dufour pense que le formatage de l'individu-sujet-consommateur sous influence, commence très tôt: «Déjà écrit-il, la télévision généralise dès l'enfance la confusion entre le réel et l'imaginaire, le moi et l'autre, la présence et l'absence. (...) Tout d'abord, avec la télévision, c'est la famille, comme lieu de transmission générationnelle et culturelle, qui se trouve réduite à la portion congrue. (..) La fabrique d'un individu soustrait à la fonction critique et susceptible d'une identité flottante ne doit donc rien au hasard: elle est parfaitement prise en charge par la télévision et l'école actuelles. Le nouveau dressage de l'individu s'effectue donc au nom d'un «réel» à quoi il vaut mieux consentir que s'opposer: il doit toujours paraître doux, voulu, désiré comme s'il s'agissait d'entertainments (la télévision, la pub.). (...) Le rêve du capitalisme est de repousser le territoire de la marchandise aux limites du monde où tout serait marchandisable (droits sur l'eau, le génome, les espèces vivantes, achat et vente d'enfants, d'organes...). Plus rien alors ne pourra endiguer un capitalisme total où tout, sans exception, fera partie de l'univers marchand: la nature, le vivant et l'imaginaire». (7) Les dégâts du néolibéralisme Ce constat du philosophe s'applique parfaitement à l'errance des jeunes dans les pays du Sud. Des nouvelles «drogues» offertes par le néolibéralisme pour «occuper» l'individu client dans un espace débridé où n'existent pas de normes de «consommation» à la fois éthique et sociale. Parmi les dégâts importants qui ont été inoculés aux populations du Sud. Les prothèses identitaires induites par l'utilisation de la parabole qui a fait voler en éclat les cellules familiales à telle enseigne que dans une même famille on constate de plus en plus plusieurs téléviseurs chacun s'adressant à la Télévision pour lui donner le programme qui lui convient spécifiquement et qui, on l'aura compris, ne peut être vu par les autres membres de la famille, mieux encore, les dégâts de l'Internet ne se perçoivent pas encore. C'est une véritable instance d'intermédiation qui permet à l'internaute de s'évader au figuré d'un quotidien banal et sans perspective. (8). Mieux encore, de plus en plus on apprend que les religions se «valorisent» ou se défendent par médias interposés. La lame de fond est venue des Etats-Unis avec les pasteurs évangéliques et leur sermon en forme de show bizz. L'exemple récent le plus édifiant est celui du pasteur Terry Jones qui dirige une petite paroisse de quelques dizaines de personnes et qui décide un beau matin, de faire devant les caméras du monde entier un autodafé du Coran. Il aura tenu en haleine la planète entière avant de se rétracter. Même l'université d'Al Azhar se mettant à l'Internet n'arrive pas à répondre aux multiples cyberattaques hostiles à l'Islam. Mieux la contagion a rejoint la religion de tous les jours. On apprend que des fetwas sont délivrées par Internet et même, semble-t-il, en Indonésie on peut divorcer par Internet. Un autre, qui commence à inonder la blogosphère, est constitué par les voeux de l'Aïd que l'on s'envoie par SMS ou Internet avec des formules rituelles «importées» du Moyen-Orient. qui remplacent le «Saha aidkoum» maghrébin et vieux de 1400 ans immortalisé par le regretté Abdelkrim Dali. Les sociologues devraient se pencher sur ce phénomène nouveau, la substitution symbolique du pardon à l'occasion de l'Aïd par un ersatz virtuel qui permet de faire par paresse et peut-être par calcul, «le minimum religieux» sans la contrainte de la rencontre physique. Pire encore, les musulmans en terre étrangère sont astreints à un rituel de plus en plus vide concernant la pratique de l'Islam; on apprend par exemple, que lors de la fête, les musulmans qui tiennent encore aux préceptes, achètent par Internet un mouton, le payent d'une façon anonyme et viennent récupérer une carcasse numérotée. Où est la symbolique du sacrifice rapportant, le songe d'Abraham? On l'aura compris, nous allons inexorablement vers un délitement de toutes ces valeurs qui permettaient aux sociétés d'exister. Un autre exemple est donné par la lutte perdue d'avance par l'Eglise pour combattre une fête païenne: Halloween importée du temple du libéralisme, les Etats-Unis et qui fait des émules concurrençant la fête de Noël. L'Eglise crée, pour la circonstance, un slogan qu'elle pensait porteur: «Holy Winn!», «le sacré vaincra!» Il n'a pas vaincu... On le voit, la civilisation du veau d'or aura raison de toutes les religions an nom du money-théisme A titre d'exemple, quelle sera la forme de la société algérienne future avec cette disparition par pans entiers de pratiques, de traditions, de cultures qui ont mis des siècles et qui peuvent disparaître dans une génération si on ne fait rien pour résister à ce torrent impétueux de la mondialisation sans état d'âme. «Pouvons-nous laisser l'espace critique, si difficilement construit au cours des siècles précédents, se volatiliser en une ou deux générations?» C'est pourquoi, devant ce danger absolu, cette tyrannie, l'heure est à la résistance, à toutes les formes de résistance qui défendent la culture, dans sa diversité, et la civilisation, dans ses acquis. D'où viendrait alors le salut? Le philosophe Edgard Morin écrit: «Il nous faut élaborer une Voie, qui ne pourra se former que de la confluence de multiples voies réformatrices, et qui amènerait la décomposition de la course folle et suicidaire qui nous conduit aux abîmes. La voie nouvelle conduirait à une métamorphose de l'humanité: l'accession à une société-monde de type absolument nouveau. Elle permettrait d'associer la progressivité du réformisme et la radicalité de la révolution. (...) La résistance à tout ce qui dégrade l'homme par l'homme, aux asservissements, aux mépris, aux humiliations, se nourrit de l'aspiration, non pas au meilleur des mondes, mais à un monde meilleur. Cette aspiration, qui n'a cessé de naître et renaître au cours de l'histoire humaine, renaîtra encore.» (8) 1. Luc Ferry: Mondialisation et dépossession démocratique Le syndrome du gyroscope 2. Chems Eddine Chitour:La désymbolisation du monde. Mille babords 23/12/2006 3. Dany Robert Dufour: L'Art de réduire les têtes. Editions Denoël, Paris. 2003. 4. Dany-Robert Dufour L'homme modifié par le libéralisme Le Monde Diplomatique 04 2005 5. Pierre Bourdieu. L'essence du libéralisme. Le Monde diplomatique. mars 1998. 6. Dany-Robert Dufour: Les désarrois de l'individu-sujet. Le Monde diplomatique. 02 2001 7. Dany-Robert Dufour: La fabrique de l'enfant «post-moderne». Le Monde diplom. 11 2001 8 Edgard Morin: Ce que serait «ma» gauche. Le Monde. 22.05.10