Emmanuel Roblès SANS DOUTE, Emmanuel Roblès était-il un plein intellectuel et, plus encore, un penseur très attaché au rêve de fraternité et de partages, très inspiré par une «enfance» oranaise espagnole et par une «communauté» éminemment algérienne. Cette réflexion parfaitement éprouvée se rapporte, point par point, à la force de l'esprit d'Emmanuel Roblès, un écrivain majeur et libre dont les thèmes de prédilection développaient, avait-il déclaré ailleurs, son aspiration à la dignité humaine dans une colonie où elle était bafouée et son engagement pour la révolte contre l'injustice sociale. Rappelons-nous, et faisons-le connaître à notre jeunesse studieuse, l'impeccable auteur d'ouvrages de littérature de divers genres, entre autres L'Action (1938), Travail d'homme (Grand prix littéraire de l'Algérie 1943, Prix Populiste 1945), à l'évidence, Les Hauteurs de la ville (Prix Femina 1948), Montserrat (Prix du Portique 1948). Il faut citer, bien sûr, ses deux célèbres et émouvants récits autobiographiques Jeunes Saisons (1961) et Saison violente (1974). Revisitant son enfance et son adolescence, il a confié, dans le premier: «Peu à peu, j'apprenais qu'il me faudrait plus de courage et de valeur qu'à bien d'autres pour affronter l'avenir (p. 98).»; dans le second: «J'avais compris aussi de quel mal, toute ma vie, j'allais souffrir et que je venais de laisser derrière moi, petite figure immobile, mon double au sourire de tristesse (p. 175).» L'Ami éclairé de l'Algérie Au reste, cette observation - je l'indique sans vouloir faire ici une étude littéraire - s'est inscrite non seulement dans le propre souvenir d'Emmanuel Roblès, mais incontestablement aussi dans la mémoire de ses amis et de ses lecteurs algériens, ceux d'hier de l'Algérie colonisée comme ceux d'aujourd'hui de l'Algérie affranchie de la domination étrangère, enfin débarrassée des affres subits par ses populations asservies, débarrassée même de l'insupportable condescendance affichée par les parvenus véreux et autres affidés dits «nationalistes» et «antisémites» de l'administration coloniale à l'égard du «petit peuple d'Espagnols d'Oran» et de la communauté juive d'Algérie des années 1930, ces années de la célébration infinie du Centenaire de la colonisation française en Algérie. Cette époque de souffrance, de dégradation physique et morale, les populations algériennes l'ont vécue également sous le constant regard méprisant et méprisable des suppôts de la politique française en Algérie!... Oui, tout est expliqué sans fioritures dans l'oeuvre importante d'Emmanuel Roblès, l'ami éclairé de l'Algérie et - doit-on encore le souligner? - cette oeuvre, par bien des aspects, réveille nos sens en cette veille du 8 mai 1945... On sait qu'Emmanuel est né orphelin, en Algérie, à Oran, le 4 mai 1914, dans une famille espagnole pauvre, dans un quartier misérable. Son père Manuel, ouvrier-maçon d'origine andalouse, étant mort du typhus au Maroc trois mois auparavant, le nouveau-né est alors élevé, avec Lucien, son frère aîné de deux ans, par sa mère Antoinette, née à Sidi-Bel-Abbès de parents espagnols et par sa grand-mère maternelle, native de Grenade. Âgée seulement de 23 ans, la jeune veuve s'est efforcée à travailler souvent comme femme de ménage pour faire vivre sa famille, avant de se remarier avec un ouvrier italien, en 1927. C'est ainsi que dans toutes ses oeuvres, Emmanuel Roblès fait l'éloge du travail, de la solidarité, de l'amitié, de l'amour, mettant à l'honneur l'homme dans une littérature de réflexion et d'action qui, à la fois, dénonce toutes les avanies infligées à la personne humaine et combat, avec sa raison profonde, le destin contraire. Formé au contact de «tout le tumulte de la vie» et à la pédagogie (il a été un temps élève-maître à l'Ecole normale d'instituteurs d'Alger-Bouzaréah), puisant ses exemples dans les différentes sources de sa vie personnelle et exprimant ses émotions dans un style d'écriture pure et réaliste, il nous enseigne le devoir de nous assimiler, et de la proclamer, cette évidence spécifique - hélas! trop négligée par beaucoup - que le salut de l'homme vient de la fraternité des hommes et que «la civilisation, c'est la vérité de l'homme». En étudiant son oeuvre, on comprend aisément le défi qu'il a lancé avant tout à lui-même, le suivra qui pourra: «Je m'efforce d'écrire une suite romanesque qui concernera ma génération.» Un militant humaniste engagé Aussi, en ce Centenaire de la naissance (4 mai 1914) d'Emmanuel Roblès, notre mémoire garde-t-elle intact son souvenir tout illuminé d'une considération constante pour la totalité de son oeuvre littéraire et pour son action d'homme de conscience, toujours fidèle à ses pensées. L'évoquer, ici dans cette page, c'est nettement insuffisant. Pour le moment, l'essentiel est de participer à l'hommage universel consacré à un écrivain ami, et d'autant que l'on sait que, dès 1954, il est sensible à la «révolte des nationalistes algériens». En 1956, il a naturellement participé «à l'organisation de la Fédération des Libéraux d'Algérie en faveur de l'abolition du statut colonial» et collaboré à la rédaction de son journal «Espoir-Algérie», aux côtés de Mouloud Mammeri qui signait de son pseudonyme «Brahim Bouakkaz»... Par parenthèse, cela me rappelle - tout à coup - le courrier que Roblès m'a adressé, en mars 1960, en une autre circonstance, quand la revue Simoun d'Oran préparait un numéro d'hommage à Albert Camus, victime alors d'un accident mortel. Il m'écrivait: «Cher ami, acceptez-vous (et je le souhaite vivement!) de vous joindre à cet hommage auquel vont participer Audisio, Feraoun, Moussy, Pierre Blanchar, etc.?»... Tout l'honneur était pour moi: Emmanuel Roblès avait préfacé La Dévoilée, ma toute première oeuvre éditée, en 1959, et Albert Camus avait jugé que «La Dévoilée apporte des promesses qui ne sont pas négligeables. Elle évoque un problème douloureux et le rend sensible à plusieurs reprises au lecteur». Mais l'émotion intense qui m'envahit là, maintenant, ne fait que m'encourager à poursuivre, et si sommaire et si hâtif soit-il, mon hommage à Emmanuel Roblès. Oran, sa ville natale, c'est «La radieuse», Wahrân el Bâhia, que tant d'événements historiques ont façonnée, refaçonnée, enrichie et mûrie, déjà depuis des siècles lointains. Emmanuel Roblès ne pouvait pas ignorer ce splendide héritage historique, culturel et linguistique. Il en tirait fierté exprimée dans ses propos, dans sa voix, dans ses gestes, dans ses humeurs, dans ses exaltations, dans ses inspirations, dans ses références à l'Espagne des grands littérateurs, notamment les poètes, les conteurs et les dramaturges des rives de la Méditerranée, complétés par ceux avec lesquels, au cours de ses incessants voyages dans plusieurs continents, il a noué des amitiés durables. Néanmoins, tout au fond de lui-même, il savait mieux que quiconque son histoire et le sens de son histoire: Oran, «une empreinte qui féconda l'oeuvre de Roblès», a pu noter Guy Dugas. Wahrân el Bâhia avait pris forme totale, depuis l'Andalousie musulmane, la conquête espagnole, la colonisation française et les conséquences de la guerre civile espagnole. L'enfant Emmanuel a grandi dans une communauté européenne d'origine dite «Pied-noir» - mais lui, avec la «Tête-haute», en plus - en majorité constituée d'anciens émigrés d'Espagne, et tout à côté d'une communauté dite «arabe» ou «indigènes», vivant sous le joug de l'administration occupante - j'allais écrire «préoccupante»! - et ne cessant, en dépit de toutes les répressions sanglantes, de cultiver un fort esprit nationaliste. Par ainsi, Emmanuel, adolescent puis jeune homme, a largement hérité de l'apport linguistique et culturel moulé dans l'hispanité de ses ancêtres pour la plupart chassés de leur patrie et a spécialement observé la vie pénible, triste, misérable, des autochtones ruinés sous la domination française. Je suspens ici ces quelques mots rassemblés pour évoquer la disponibilité enchantée de notre ami Emmanuel Roblès et ses engagements dans l'action contre le système colonial où qu'il sévisse. Je les reprendrai mercredi prochain sous une forme encore plus personnelle. Sources diverses et Emmanuel Roblès et l'hispanité en Oranie,(Actes du colloque organisé par le Centre culturel français d'Oran et l'université Oran La Sénia, 4-5 novembre 2008),sous la direction de Guy Dugas, éd. L'Harmattan, Paris, 2012