«VOIR LA VIE par le regard de l'autre», et le comprendre pour agir, il faut d'abord s'assurer la solidarité - mieux! - la fraternité de l'Autre dans le «carrefour tragique de la solitude et de la fraternité». La réalité de ce «carrefour» dont parle Emmanuel Roblès est sensible tout le temps de l'action dramatique que vit l'homme quelque part où l'appelle son destin. C'est une philosophie toute roblésienne, toujours actuelle, d'autant qu'elle nous prévient même des dangers des séquelles du système colonial subsistant en certains pays. Aussi, Roblès a-t-il fait du choix d'«un héros de l'émancipation algérienne» (Cf. Smaïl, le héros «Arabe» du roman Les Hauteurs de la ville, 1948 et surtout dans sa version 1960), une plaidoirie pour éveiller les consciences vertueuses à s'engager dans la voie de la justice, et donc du droit. Il en va de même pour tous les héros positifs de Roblès. Ainsi dans le roman, ainsi, dans la nouvelle, ainsi dans le théâtre. En voici un très bel exemple: «Je suis avec vous contre les miens, contre leur oppression, leurs violences, contre cette manière terrifiante qu'ils ont de nier les hommes...» expliquait à ses six compagnons de prison, l'officier Montserrat, personnage central de la pièce qui porte ce nom et qui révéla Emmanuel Roblès dramaturge à travers le monde. Montserrat a été créée en avril 1948, simultanément au Colisée d'Alger et au Théâtre Montparnasse-Gaston Baty de Paris. L'homme aux engagements multiples Durant sa vie d'homme, indiquent ses nombreuses mais inégales biographies, et spécialement dans chacune de ses oeuvres littéraires, Emmanuel Roblès est resté «chêne», comme son nom veut dire en espagnol, fort, solide, majestueux, avec humilité et dignité, conforme à sa riche identité originelle, c'est-à-dire fermement attaché à ses racines, à la diversité humaine, au vivre-ensemble. Il a trop souvent regretté et honni la formule «diviser pour régner», très courante à l'époque de la terreur coloniale. Dans ses Entretiens avec Jean-Louis Depierris (éd. du Seuil, 1967), il le rappelle: «Cette division géographique et ethnique entraînait des dissensions raciales qui ont persisté jusqu'à l'indépendance.» Il s'est alors extrêmement ouvert à l'Interculturalité, soit donc à l'Autre, tout simplement. Sa vérité d'homme qu'il tient de sa civilisation personnelle embrassant celle des Espagnols, des Arabes, des Juifs, surtout même celle des Français dont il ne lui était pourtant accordé qu'«un cinquante pour cent» de possibilité d'être Français, et qu'il méritait l'entier pourcentage, bien entendu. En somme, son fort de raison et de coeur a été d'aller faire transparaître sa noble et généreuse pensée d'homme anticolonialiste, antiraciste, antinazi, militant humaniste engagé contre l'antisémitisme, dans tous ses écrits et dans tous les élans de sa personnalité en quelque lieu qu'il vive ou qu'il se prédispose à s'y enraciner aussi. Pour lui, «la civilisation, c'est la vérité de l'homme», par conséquent, il faut concevoir «le salut de l'homme par la fraternité des hommes». Se déliant délicatement d'une certaine gendelettrerie parisienne, après les massacres d'Algériens, en 1945, par l'armée et la police au service du système colonial, notamment dans l'Est algérien, Emmanuel Roblès a eu naturellement de très nombreux amis Algériens en littérature, qu'il a encouragés, fait éditer dans plusieurs revues littéraires ou dans la prestigieuse «Collection Méditerranée» qu'il a créée aux Editions du Seuil. De même, il a gagné beaucoup d'estime et de reconnaissance particulièrement dans les milieux nationalistes avant et durant la guerre d'Algérie 1954-1962. Le nombre de ses amis n'a pas cessé d'évoluer: Mouloud Feraoun (son condisciple à l'Ecole normale de Bouzaréah, Alger), El Boudali Safir, Mahieddine Bachetarzi, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, et d'autres grands noms de la culture algérienne et maghrébine. De ce fait, Emmanuel Roblès s'était construit une vie assez humaine pour se former par lui-même une mémoire d'ethnologue, d'anthropologue, de sociologue, de littérateur, d'historien, - et de conteur, assurément. Il a connu les petits Arabes, enfants d'Algériens ouvriers, sans trop de ressources, enfants de femmes de ménage, les «Fatma» boniches, les femmes et les hommes effacés, pour ainsi dire, des registres de la vie, dès leur naissance... Les Hauteurs de la ville Quoi d'autre? Comment l'ai-je connu? Eh bien, par le plus grand des hasards, simplement! Tout d'abord, la lecture de son roman, Les Hauteurs de la ville (éd. 1948), m'avait impressionné. J'y avais trouvé un point commun à nous deux, un lieu fantastique pour une rencontre virtuelle: «Soûr El Ghouzlâne» (Le Rempart des Gazelles), ma ville natale, bien-aimée. Lui, il y avait fait, un temps, son service militaire pendant la Seconde Guerre mondiale. Quelle coïncidence! C'est même par cette ville où est née sa mère que passe Smaïl, le héros du récit. Ce jeune Algérien de 20 ans, révolté contre un «négrier» d'Alger au service de l'Allemagne nazie, s'est chargé de conduire clandestinement vers le Maroc, Fournier, un résistant français antinazi, recherché par des pseudo-patriotes français soumis au régime de Vichy. Smaïl apprend à son protégé que la colonisation a changé le nom de la ville Soûr el Ghouzlâne par «Aumale, en l'honneur du vainqueur de la Smalah d'Abdelkader». Dans ce roman, pp. 132-133, il est un dialogue amer mais instructif sur l'influence de la civilisation occidentale importée en colonie... Plus tard, dans une préface à ce roman, Emmanuel Roblès écrit: «Six ans à peine après la publication des «Hauteurs de la ville», l'Algérie prenait son visage de guerre. Par milliers, des Smaïl, décidés à conquérir leur dignité, ont surgi du fond de leur nuit, la torche au poing (Juillet 1960).» Puis, c'est quand j'étais élève-maître à l'Ecole normale de Bouzaréah-Alger (1955-1956) que j'ai fait vraiment connaissance avec Emmanuel Roblès. Un mercredi, il était invité à prononcer une conférence dans la grande salle des spectacles. Je le revois, fier aîné, sympathique ancien normalien et professeur, écrivain célèbre et de grand talent que caractérise une esthétique formée de réalisme et de naturalisme. Il nous présenta deux ouvrages «Le Fils du pauvre» et «La Terre et le sang» de Mouloud Feraoun, son ami et confrère. Après un débat riche en échanges avec les élèves-maîtres, je l'entendis demander à me voir, car je l'avais déjà rencontré, grâce à mon professeur de français, Bernard Masson, à l'époque où je suivais les cours du Lycée Bugeaud d'Alger (auj. Lycée Emir Abdelkader). Il m'apprit que son ami El Boudali Safir, que je connaissais, lui avait parlé avec enthousiasme de ma pièce de théâtre La Dévoilée. Il me demanda de lui en faire parvenir une copie. Ce fut fait. La semaine suivante, il me proposait d'écrire une préface à La Dévoilée qui allait être publiée en 1959, en France, aux Editions Subervie. Ensuite, nous nous écrivions de temps à autre. Après 1962, nous nous étions revus à Alger, lors de ses conférences dont l'une prononcée à la Salle des Actes de l'Université d'Alger et de ses deux ou trois visites amicales à l'Union des Ecrivains Algériens dont Mouloud Mammeri était le président, Jean Sénac le secrétaire général et moi-même le secrétaire général adjoint. En décembre 1963, un déjeuner lui a été offert par l'U.E.A. Nous étions au fameux «Cercle du Grand Maghreb», autour d'une table joliment décorée au centre avec des fleurs. En lisant la carte du menu, Roblès souhaita prendre «un steak tartare» dont il était friand, avoua-t-il. Mais, au cours du repas, il ne prit aucun verre de vin. Comme je m'en étonnai discrètement, Mammeri, pince sans rire, me dit: «Toi non plus, tu ne bois pas de vin. Tu es abstème, et Emmanuel aussi!». Les convives, sauf moi, se mirent à rire... Au cours du café, Roblès me dédicaça son livre Montserrat (édition de 1954): «À Kaddour M'Hamsadji, cette tragédie qui n'est pas seulement... vénézuélienne, en souvenir de la rencontre d'Alger en décembre 1963. Très amicalement. ERoblès.» Une des dernières fois, je le rencontrai à la suite de la publication de son roman La Croisière (1968) dont je fis une note de lecture dans El Moudjahid du mardi 2 avril 1968, p. 8. Le 23 avril 1968, il m'écrivait: «Votre papier dans El Moudjahid m'a fait plaisir et après tout, parce qu'il est un signe d'amitié fidèle. Je vous en remercie et vous redis mes sentiments affectueux.» Pour terminer, je voudrais laisser couler ces petits mots de rêverie inspirés d'un passé d'images élégantes et fraternelles. Si j'ai cher à mon coeur plusieurs aînés égaux en littérature dont Mouloud Mammeri, Moufdi Zakaria, Cheikh Mohamed Laïd Khalifa, Mourad Bourboune, Kateb Yacine, Abderrahmane Djilali, Tewfik El Madani, M'hamed Aoune, Malek Haddad, Bachir Hadj Ali, Laadi Flici, Ahmed Azeggagh, Salah Kherfi, Mustapha Toumi,... je tiens à y ajouter Emmanuel Roblès, avec toute ma tendre et fidèle amitié, Albert Camus, avec mon grand et respectueux salut, Jean Pelegri en lui esquissant dans l'espace terrestre un vivant et libre escargot qu'il a inventé dans son roman Le Maboul, éd. Gallimard, 1963,... En ce centenaire de sa naissance que l'on célèbre partout où son oeuvre est parvenue, ses amis sont fiers de se dire: Emmanuel Roblès? - Un si beau destin d'homme d'honneur!... A suivre mercredi prochain. * Sources diverses