«Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit Déjà vous n'êtes plus qu'un mot d'or sur nos places Déjà le souvenir de vos amours s'efface Déjà vous n'êtes plus que pour avoir péri.» Aragon «Tu sais, le mois de mai a toujours été pour moi celui du rut des révolutions. C'est au temps des cerises que me viennent toutes sortes de démangeaisons de l'esprit qui m'empêchent de trouver le repos.J'aime le mois de mai parce qu'il me rappelle toujours ces sursauts fiévreux qui faisaient sortir les ouvriers et les étudiants de leurs ateliers ou de leurs salles d'études pour porter la parole libératrice sur le pavé. Par le passé, mai rimait avec revendications et horreurs. Mais les dates sont un peu oubliées aujourd'hui: les gens regardent ailleurs ou pensent à autre chose. Tiens, le mois de mai 1871 est marqué par la résistance héroïque puis l'agonie de la Commune de Paris. En face, les 3 et 4 Mai 1886 à Chicago, une bombe explose et tue une quinzaine de policiers à Haymarket. Et le 1er mai 1891 à Fourmies en France, ce sont dix manifestants ouvriers qui tombent touchés par balles au milieu de la foule dans le nord de la France. A chaque fois, le drame est survenu lors de manifestations pour obtenir des journées de travail de huit heures. Finalement, l'objectif est atteint en 1919 quand le Sénat français ratifie la journée de huit heures et fait du 1er mai une journée chômée. Presque partout dans le monde, le 1er mai deviendra alors une journée de revendications. Le 8 mai 1945, l'Allemagne capitule. Les survivants des camps sont délivrés de leurs bourreaux. Une délivrance? La même année, le même mois, en Algérie, alors que l'Europe revit de la liberté retrouvée, c'est le drame: plusieurs milliers de personnes meurent dans les massacres de Sétif et de Guelma qui vont durer plusieurs semaines. Aujourd'hui encore, on ne peut pas estimer le nombre exact de victimes. Les historiens parlent de 10.000 à 45.000 morts. Trop flou. Mais les violences ont été réelles: femmes violées, mains tranchées, Algériens fusillés. L'Algérie continue de se souvenir. La reconnaissance de ces faits avance à petits pas. L'ambassadeur de France en Algérie, Bernard Bajolet, a déclaré que le temps de la dénégation des massa-cres perpétrés par la colonisation en Algérie était terminé, au cours d'une intervention devant les étudiants de l'Université du 8-Mai 1945 à Guelma. Ce n'est pas un hasard si la Journée de l'étudiant est commémorée chez nous, le 19 mai!... Cela me fait revivre aussitôt les instants palpitants que nous avions passés à l'Ecole des cadres de l'ALN, à Oujda. Il y avait là des gens devenus célèbres comme Kasdi Merbah et son frère Mustapha Khalef, Salah Dob, Issad Ouali, Benaroussi Sid Ahmed, un certain Boumediène (pas le colonel) et moi, Ahmed Benaï. Nous avions comme enseignant de l'histoire du Mouvement national, Belaïd Abdeslam cofondateur de l'Ugema, qui ne pouvait s'empêcher de distiller son anticommunisme primaire dans ses cours. Enfin, chacun son combat. Nous étions une bande de gais lurons arrivés là par divers canaux, avec des sensibilités différentes mais avec tous un même rêve: voir notre Algérie revivre un jour. C'est Boumediene, le colonel en personne, qui après l'énoncé des noms de ceux qui allaient traverser la ligne de feu, nous prodigua un bref et froid discours conclu par «Allez mourir pour le pays!». Dès que nous traversâmes la frontière, nous fûmes pris en chasse par l'armée coloniale qui était bien renseignée sur nos déplacements. Je ne raconterai pas toutes les péripéties de cette longue traque qui aboutit à un violent accrochage du côté de Sidi-M'hamed Benaouda où nous dûmes nous rendre, faute de munitions. Nous connûmes alors la longue marche, de camp en camp: Rivoli, Mostaganem, le Casino de la Corniche d'Alger transformé en centre de tri et de transit, puis Beni-Messous, Paul Gazelles, Bossuet, Boghari. Des noms qui résonneraient comme des stations de métro si des camarades n'y avaient pas trouvé la mort. Boumediene le jeune, fut exécuté pour avoir dit qu'il s'appelait Algérie, Ayoub Rabah pour fausse tentative de fuite et Mustapha Khalef lors d'une «corvée de bois». La mort de Benaroussi Sid-Ahmed survint après qu'il ait poignardé un gendarme au Casino de la Corniche. Il fut achevé à coups de crosse! Je pense que cet ex-casino mériterait bien le nom de Benaroussi» conclut Benaï avec un soupir désespéré. Il rangea alors son paquet de vieilles photos jaunies où souriaient encore des jeunes hommes qui venaient d'atteindre le temps d'aimer et qui n'eurent que le temps de mourir.