Une société du savoir dans le monde arabe suppose une révolution culturelle qui demande que soit délivrée «la vraie religion de son exploitation politique» A titre d´exemple, les humiliations subies par les Irakiens sont pour les Arabes indélébiles. Ces sévices infligés par des soldats américains à des détenus irakiens, à Abou Graib, obligent l´Amérique à regarder en face, une fois de plus, l´opposition entre la supériorité morale, à laquelle elle prétend, et la violence qu´elle fabrique. Sans être naïf, ni surenchérir sur le moralisme américain, ce qui s´est passé dans la prison d´Abou Ghraib, et vraisemblablement ailleurs, n´a rien à voir avec la réaction de peur ou de panique de soldats en milieu hostile. Les scènes, photographiées par les soldats eux-mêmes, dans la prison, témoignent d´une cruauté gratuite, sadique.(8). Les méthodes d´interrogation des spécialistes américains, - l´ordre serait venu de la Maison-Blanche - reposent plutôt, semble-t-il, sur la peur et sur l´humiliation. Les interrogateurs et leurs auxiliaires de la police militaire créent un climat d´épouvante, dans lequel les prisonniers sont amenés à croire que tout est permis à leurs geôliers et que tout peut leur arriver. C´est en fait, la fameuse «théorie du fou» chère à Richard Nixon: l´adversaire doit être convaincu qu´on peut tout lui faire. D´ailleurs, Menahem Begin parle dans ses mémoires de ces «méthodes» mises en oeuvre par l´armée israélienne. Les actes avilissants obéissent à la même logique. Là aussi, il s´agit de montrer que tout est possible, que le respect humain n´a plus cours, que le détenu a perdu le droit élémentaire à la dignité. Les soldats ont, au vu de leur bonne humeur pris plaisir à ce qu´ils ont fait. Ils ont trouvé cela amusant qu´ils en ont pris des photos. Obliger des hommes à se dénuder, à s´entasser les uns sur les autres, à pratiquer ou à simuler des actes sexuels relève d´une violence qui, pour être différente de la torture, n´en est pas moins insupportable. Ce que ces photos montrent, c´est que des Américains ordinaires, jeunes étudiants, hommes et femmes, mariés ou pères de famille, sont prêts à dépouiller des hommes de leur humanité, parce qu´ils les soupçonnent d´être des terroristes ou des ennemis, parce qu´ils sont différents, parce qu´ils sont arabes, parce qu´ils sont vaincus.(8). Ces photos renvoient à l´Amérique une image d´elle-même qui jure avec ses prétentions à incarner le Bien contre le Mal. George Bush a usé systématiquement de cette rhétorique, en adaptant la formule de Ronald Reagan au sujet de l´Union soviétique - «l´empire du Mal» - pour dénoncer, en janvier 2002, «l´axe du Mal», formé, selon lui, par l´Irak, l´Iran et la Corée du Nord. La droite conservatrice, sur laquelle s´appuie M.Bush, n´est pas prête à reconnaître cette réalité. «On va les démolir parce qu´ils ont passé un bon moment ?», «ces gens qui se font tirer dessus tous les jours» ont bien le droit de «décompresser un peu».(8). Comment dans ces conditions les peuples peuvent-ils adhérer à une démocratisation made in America? Même si les gouvernants, pour durer, donnent un blanc-seing aux Etats-Unis, ces réformes n´ont aucune chance d´aboutir. Le Grand Moyen-Orient est-il la solution? Le projet américain de «Grand Moyen-Orient», visant à encourager les réformes dans cette région du monde gangrenée par un certain nombre de régimes totalitaires, apparaît en soi plus opportun que jamais. Les libertés, gages de la sécurité dans le monde arabe, l´ambitieux projet Bush choque plus qu´il ne séduit. Ennemi de la démocratie, le terrorisme serait-il soluble dans celle-ci?(9).C´est sur cette question que le G8 a planché, le 9 juin, à Sea Island en Géorgie sans apporter de réponses probantes du fait du blocage des pays arabes. De quoi s´agit-il dans ce projet? Dans ses grands lignes, le préambule rappelle le constat sévère du PNUD exprimé ainsi: «These statistics reflect a region that stands at a crossroads. The GME could continue on the same path, adding every year to its population of underemployed, undereducated, and politically disenfranchised youths». La région est à la croisée des chemins. Elle peut continuer chaque année ainsi, en ajoutant de l´analphabétisme, des chômeurs et des jeunes en errance.(10). Les Américains cherchent, disent les critiques, par ce projet à escamoter les racines politiques des crises et diluer le conflit israélo-palestinien dans ce nouveau concept «Grand Moyen-Orient». Ils soupçonnent les Etats-Unis de ne vouloir la démocratie que pour mieux y défendre leurs propres intérêts économiques, notamment énergétiques. Jacques Chirac a été plus direct en déclarant tout net que «la démocratie ne s´exporte pas». Les propositions énoncées sont parfaites, idéales, on en rêve. C´est un véritable catalogue à la Prévert de tout ce qui nous manque. Cela va de la transparence dans les élections, à l´indépendance de la presse, de la justice, et naturellement à la refonte totale du système éducatif. En clair, il s´agit de la réforme de la société arabe en injectant des valeurs qui ont fait le succès de l´Occident. Au Grand Moyen-Orient défendu par les Américains, naturellement, les dirigeants des pays arabes unanimes, invoquent le droit d´ingérence: «Les recettes toutes faites ne marchent pas, le changement doit être graduel et respectueux des traditions religieuses et nationales arabes». Hosni Moubarak a vivement critiqué la démarche américaine, le «document d´Alexandrie», signé le 14 mars, insiste sur le fait que «les réformes doivent émaner de l´intérieur des sociétés arabes».(9). Selon le politologue égyptien, Mohamed al-Sayed Saïd, en effet, «le rejet du projet américain sans rien proposer en échange ne signifierait qu´une chose : le refus de la réforme démocratique». Et d´ajouter que «les prétendues réformes effectuées jusqu´à présent dans le monde arabe ne sont que des duperies ou des opérations cosmétiques qui ne convainquent personne».(11). Selon le chercheur Jean-Noël Ferrié en doute, les régimes autoritaires arabes n´ont aucune intention de mener un processus de démocratisation à son terme. «Ils n´acceptent une certaine libéralisation qu´après avoir éliminé leurs opposants politiques et avec pour seul objectif leur maintien au pouvoir», relève-t-il. «Aucun régime autoritaire n´a jamais adopté de son plein gré des réformes qui mettraient en jeu sa survie.» Conclusion Qu´est ce que le terrorisme? Si ce n´est une réaction au désespoir. L´Occident devrait jeter un regard vers les Arabes d´en bas. Au lieu de s´attaquer aux racines du mal, l´Occident s´attaque aux conséquences du mal. Quand de jeunes cadres et universitaires se font sauter dans les avions, ou dynamiter en Israël, c´est qu´il y a un réel problème. Pourquoi le font-ils? Ce n´est certainement pas de gaieté de coeur. Quand les kamikazes japonais se faisaient tuer en plongeant sur les porte-avions américains, ils avaient en tête l´idée de défendre leur patrie. Il n´est pas moral de ne considérer le problème qu´à travers la vision occidentale. On accuse souvent les Arabes (le peuple) de parler sans fin du complot extérieur. Ce complot existe et il est double. L´Occident plus puissant que jamais veut être le seul «producteur de sens» et le pourvoyeur de culture, écrasant par là même d´une façon directe (guerre, conflit) ou indirecte par une mondialisation inhumaine tout ce qui lui résiste. De plus, il conforte les pouvoirs en place en distribuant les bons et les mauvais points au gré des mises à genoux (le cas du revirement de la Libye, est à cet effet, spectaculaire). Pendant ce temps, on accuse les peuples arabes d´arriérations économique, culturelle et accusant l´Islam d´en être la cause. Une société du savoir dans le monde arabe suppose une révolution culturelle qui demande que soit «délivrée la vraie religion de son exploitation politique» et que soient respectés la critique, le droit d´interprétation et de dissension, afin de retrouver une vision civilisée, morale et humaniste de l´islam. Comment y arriver? Comment imposer l´alternance et non pas le règne royal ou républicain dynastique? C´est là que les Occidentaux, s´ils veulent vraiment aider les masses arabes et non les détenteurs illégitimes de trônes républicains, devraient imposer l´alternance et la transparence dans tous les actes de l´Etat. A ce moment, les Arabes pourraient alors, tourner la page de l´humiliation et redevenir la société qui éclairait le monde par son savoir et sa tolérance il y a quelques siècles de cela. (8). P. Jarreau : L´Amérique et son complexe de supériorité morale. Le Monde du 7 mai 2004 (9). Alain Louyot : Moyen-Orient démocratique ? L´Express du 22/03/2004. (10). U.S. Working Paper For G8 Al-Hayat 2004/2/13 G8 Greater Middle East Partnership : Ligue arabe : Réformes au sommet L´Express du 29/03/2004.