« Nous avons dégagé dix corps en une heure, c'est vous dire que le nombre des morts ici est... », le policier cherche, perplexe, ses mots. Debout, sur les gravats de cette plage, R'milet El Aoud, ils regardent la mer déchaînée. «La mer charrie encore des corps.» Ce jeune homme est là depuis des heures. «Regardez cette robe». On entrevoit, accrochée à un piquet rouillée sur le sable marron, entre deux mouvements de flux et de reflux, la couleur jaune vif d'un tissu qui s'assimile, bien à une robe. Les vagues mordent férocement les rochers et la plage. Soudain, des cris. Des gens accourent. Un pied dans une chaussure de femme émerge à moitié du sable mouillé. Un secouriste descend vers ce bout de cadavre. Il a du mal à le déterrer seul. La violence des vagues l'empêche de se concentrer sur sa tâche. Des jeunes nouent une corde autour du pied. Ils tirent. Et tirent encore. Mais leurs efforts sont vite réduits à néant. D'autres secouristes se pressent. Se joignent à eux. Ils sont presque dépassés par l'ampleur du désastre. Sous des mètres de boue, des cadavres gisent là. «Nous marchons sur des centaines de morts», fait remarquer un confrère. Des pelleteuses du Génie militaire tentent de déblayer la boue et de dégager des véhicules. On y découvre des habits, des pièces détachées. Emprisonnées dans leurs voitures, piégés par le flux torrentiel des eaux, des centaines de personnes ont été ensevelies vivantes sous des tonnes de boue et de pierre. Plus haut, les Trois-Horloges s'enlise dans un gigantesque bourbier. Les rues croulent sous des tonnes de boue, de gravats et de détritus de toute nature. Les trottoirs ont tout simplement disparu. Les magasins sont comme défoncés par une armée de semi-remorques fous furieux. Des cages d'escaliers nagent encore dans la gadoue et les eaux usées. Les habitants errent déboussolés, en cette après-midi. Ils assistent, aux opérations de déblaiements de certaines ruelles, encore obstruées par la foudroyante montée des eaux. «Ils sont nombreux à l'intérieur de cette ruelle», nous dit un pompier, en tenue maculée de boue et les yeux fatigués, témoins des efforts de toute une nuit, pas du tout découragé. Deux corps sont vite enroulés dans des couvertures et allongés à même la chaussée en attendant leur évacuation. «Le puissant flux des eaux, canalisé par ces étroites ruelles, les a transformées en piège mortel. Les gens n'ont même pas eu le temps de quitter leurs voitures». Le sapeur-pompier qui nous parle s'apprête à passer une seconde nuit à déblayer les caves et les rues des Trois-Horloges. Non loin de là, un mini-bus est renversé, éventré. «Ils ont dégagé beaucoup de cadavres de ce véhicule», nous dit ce riverain dont les yeux racontent toute l'horreur et le désarroi. A l'intérieur de l'APC, le hall de l'état civil a été transformé en refuge précaire pour des dizaines de familles. Chassés par une grande panique de leurs immeubles, complètement inondés, ces femmes et ces enfants n'ont pu trouver où aller. A même le sol, avec leurs balluchons et quelques affaires sommaires sauvées des eaux, ils s'agglutinent ici et là, se racontant leur détresse et étalant leur colère. «Pourtant on leur avait bien dit», s'écrie cette jeune femme. «Nos voisins qui habitent des caves sont encore coincés à cette heure. Ils sont venus se plaindre plusieurs fois à l'APC, pour rien!» La jeune femme est reliée par une femme serrant contre sa poitrine un enfant en bas âge: «Heureusement, dit-elle, que les militaires étaient là pour nous sauver, les pompiers étaient mal équipés. Que pouvaient-ils faire avec des casques et des cordes?» Des familles entières attendent, tétanisées, depuis avant-hier. Livrées à leur sort. Sans recevoir une bouchée de pain ni un verre d'eau, si ce n'est la solidarité des riverains qui leur ont préparé à manger le soir et le matin. La rahma existe encore! Nous descendons vers la rue Omar El Khettab. L'intérieur de tout un bâtiment ainsi que ses voies d'accès sont noyés sous plusieurs mètres d'eau. D'une voiture, nous n'apercevons que les contours de ce que nous devinons être le toit. Quelques commerçants s'acharnent à évacuer le liquide jaunâtre et l'épaisse couche sédimentaire avec l'énergie du désespoir. Un jeune garçon aide sa grand-mère, munie d'un simple balai, à dégager l'entrée bloquée d'un immeuble. Et partout, des voitures abîmées ont pris les plus invraisemblables postures. Perchées à un kiosque du côté de la clinique ou renversées, les roues en l'air, complètement broyées, cabossées. Charriées par la folle course du torrent et projetées sur des murs d'immeubles, des arbres, des personnes... Triolet. «Nous avons dégagé dix corps en une heure, c'est vous dire que le nombre des morts ici est...», le policier cherche, perplexe, ses mots. Le marché de Triolet, avec ses baraques et ses «tables» n'existent plus. Rasé, enterré sous la déferlante d'eau, de boue, de rochers, de véhicules avec leurs passagers à bord et d'arbres arrachés. La scène est apocalyptique. En contrebas, ce qui reste du marché se présente en autant d'amas de tôles, de pierres, de monticules de terres et de gadoue. Des voitures, des minibus et un fourgon de police gisent éventrés, méconnaissables, entre les groupes de sauveteurs, pompiers, policiers et jeunes du quartier. «Allah ou Akbar!», scandent ces jeunes qui tentent, à l'aide d'une corde, de redresser un pick-up Mazda, sous les instructions des pompiers et des policiers. Les mains nues, ce jeune du quartier, tente, à lui tout seul, de dégager un petit espace entre une voiture et ce qu'il soupçonne être, encore, une partie d'un cadavre. Peut-être une main, une tête...Des pompiers s'agenouillent à même la boue pour libérer le corps d'une jeune fille écrasée par un rocher. Seul un pied chaussé d'une botte est apparent. Après quelques efforts, ils extraient son sac...Alors ils redoublent d'acharnement. Au niveau du carrefour de Triolet, qui dessert Bouzaréah et El-Biar, les engins du génie militaire s'attellent depuis hier à rouvrir la route à la circulation. Au milieu de la chaussée, des bus renversés sur le côté sont encore là, gisant comme des cadavres à ciel ouvert. Dans les ruelles environnantes, on découvre encore des cadavres. Et puis ce regard. Alors que nous quittons les lieux, un jeune homme lance un regard chargé, anxieux vers le ciel. La météo et les nuages ont subitement changé de signification.