«Avec le recul, je constate qu'en 1962 nous avons acquis une nationalité, mais pas le droit à l'exercice de la citoyenneté». M'hammed Yazid (Ancien ministre du Gouvernement provisoire de la République algérienne) Nous voilà à l'orée d'un nouvel anniversaire qui est ou est, devenu, pour la majorité des Algériens, un non-événement. La jeunesse qui représente 75% de ce pays ne connaît de l'histoire de son pays que la propagande sans épaisseur incantée depuis quatre décennies, faisant l'impasse sur trois mille ans d'histoire, préférant «zoomer» que sur le dernier segment de la lutte de libération en 1954. La mal vie actuelle, l'errance identitaire, voire existentielle, sont dues pour une grande partie à ces cent trente années de martyre, de déni des attributs de la dignité humaine. Comme l'écrit si bien le regretté Pierre Bourdieu: «La société coloniale fait penser à un système de castes... le fait de naître dans la caste supérieure confère automatiquement des privilèges, ce qui tend à développer chez celui qui en bénéficie, le sentiment d'une supériorité de nature. Les deux sociétés sont placées dans un rapport de supérieur à inférieur et séparées par une foule de barrières invisibles, institutionnelles ou spontanées. Il en résulte une ségrégation raciale de fait». P. Bourdieu: Sociologie de l'Algérie. p.116. Ed. Que sais-je? Presses Universitaires de France. 7e édition. Paris (1985). Jean Daniel fait, pour sa part, une comparaison appropriée avec l'occupation allemande de la France. Ecoutons-le: «... Lorsqu'on voit ce que l'occupation allemande a fait comme ravage dans l'esprit français, on peut deviner ce que l'occupation française a pu faire en cent trente ans en Algérie». Jean Daniel: Le temps qui reste. Editions Flammarion. Paris. (1972). Une guerre atroce eut lieu, elle fut sans pitié. Un livre de Azzedine Bounemeur raconte la révolte qui conduisit à l'indépendance de l'Algérie: On est en plein Atlas, où les fellahs étouffent sous les lois séculaires, encerclés, assaillis, menacés sans répit par la colonisation qui les humilie chaque jour un peu plus. Les héros de cette guerre qui commence sont ces mêmes fellahs irréductibles, fidèles à leurs traditions, et qui n'ont pas changé depuis le temps où ils luttaient contre les Romains ou contre l'Empire ottoman. Bounemeur nous les montre avec un lyrisme sans emphase: la moisson, les danses des femmes, un mariage, autant de gestes, de cérémonies où un peuple transcende sa misère et proclame sa foi. Azzedine Bounemeur: Les bandits de l'Atlas; L'Atlas en feu; Les lions de la nuit Gallimard -1983 et 1985. L'Algérie a arraché l'indépendance au prix tragique d'un million et demi de morts. C'est-à-dire que pendant 2800 jours environ que dura le conflit il y eut, en moyenne, quatre cents morts par jour. on parle de génocide pour moins que cela. De plus, le peuple de France a laissé se commettre en son nom, l'un des plus abjects apartheid du XIXe et du XXe siècle. A titre de témoignages parmi des centaines, celui-ci nous vient de «tortionnaires rattrapés par leur mémoire». Le livre de Raymond Bozier décrit trois chasseurs devant un cadavre quelque part dans le Poitou profond. Trois amis de longue date qui ont en commun d'avoir été des appelés de la Guerre l'Algérie. Chacun à sa façon assailli par les encombrements du passé: en l'espèce, les atrocités de tout ordre auxquelles il leur a fallu prendre part. Rattrapés par les lambeaux de l'Histoire, le mur qu'ils avaient construit se fissure : aucune stratégie ne peut les sauver, comme dans les romans fantastiques, le passé présente l'addition à la moindre occasion. Raymond Bozier: Les soldats somnambules Fayard - 2002. La France ne peut pas s'en laver les mains en refusant d'ouvrir le dossier de la torture. La torture fait partie de notre détresse. Le moment est venu de transcender les intérêts immédiats en privilégiant l'Histoire. A ce titre, la mise en place d'un Institut de la Mémoire est plus que jamais d'actualité. L'année de l'Algérie en France aurait pu constituer un moment fort pour pérenniser les «relations» dans le cadre d'un nécessaire devoir d'inventaire. Si la France veut voir son histoire en face et assumer son passé à l'instar des Etats-Unis qui l'ont fait avec le Vietnam et même récemment avec la dénonciation américaine des tortures d'Abou Ghraib, nous verrons enfin une reconstruction apaisée d'une histoire commune. Si l'Algérie officielle, pour des raisons qui sont les siennes, ne demande pas le dû en termes de mémoire de l'Algérie, les Algériens, à travers notamment la société civile, ont le devoir moral de le faire. L'énorme tribut payé par la fine fleur de ce pays a été graduellement banalisé. La jeunesse algérienne actuelle (75% n'ont pas connu le colonialisme), n'a pas été élevée dans le culte de son histoire trois fois millénaire. Comment la déchéance est-elle venue? L'aura de la révolution algérienne s'est confondue pendant de longues années avec l'espérance de la décolonisation du tiers-monde. Tout ce capital sympathie a été graduellement dilapidé par une gabegie dans la gestion du pays. L'Histoire de ces quatre décennies Dès 1962, le pays fut «pris en charge» par un personnel politique qui avait préparé la prise du pouvoir pendant que des Algériens se battaient encore. La phrase de Larbi Ben M'hidi est à cet égard prophétique, il disait à peu près ceci «Lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles. On oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se disputer les places. Ce sera une lutte pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà. Oui j'aimerais mieux mourir au combat avant la fin». Larbi Ben Mhidi, cité par Yves Courrières. Les fils de la Toussaint. Editions Fayard. (1972). Ecoutons aussi ce qu'en pense le regretté M'hammed Yazid : «La charte de Tripoli de 1961 était très claire. Le système du parti unique devait constituer une étape, la plus courte possible. Malheureusement, il y a eu usurpation de la souveraineté populaire au profit d'options populistes. Attention, je ne veux pas, ici, faire assumer aux autres le choix du modèle socialiste parce que, finalement, nous étions tous pour ce choix-là... Nous n'étions sans doute pas conscients que nous ne disposions pas dans le pays des conditions nécessaires pour faire ne serait-ce qu'une petite expérience socialiste. Alors, ce ne fut pas du socialisme, car tout allait être géré par l'Etat, dans le domaine politique, économique ou social». M'hammed Yazid «On a falsifié l'Histoire», propos recueillis par Baya Gacemi L'Express du 31/10/2002. «Nous l'avons dit. Mais nous avions un système qui étouffait toute expression. Un système où l'une des principales interdictions était de faire mention du GPRA. Il fallait effacer de la mémoire du peuple la révolution et tous ses dirigeants. Ses responsables étaient interdits d'accès à des fonctions publiques importantes. On a falsifié l'Histoire. On a inventé, afin de le gérer, un passé virtuel servant les intérêts de la clique au pouvoir. Ce système perdure. Ceux qui sont aujourd'hui à la tête de l'Etat et qui parlent de démocratie et de liberté d'expression ont toujours été contre les libertés. Avec le recul, je constate qu'en 1962, nous avons acquis une nationalité, mais pas le droit à l'exercice de la citoyenneté». M'hammed Yazid «On a falsifié l'Histoire», propos recueillis par Baya Gacemi L'Express du 31/10/2002. Après l'arrestation de Ben Bella accusé de populisme et de culte de la personnalité, Boumediene met en place le «Conseil de la Révolution» montrant toujours sa filiation avec la révolution de Novembre. Pendant treize ans, de 1965 à 1978, l'Algérie tente de livrer bataille sur le plan intérieur contre le sous-développement, et à l'extérieur pour son affirmation internationale. L'Algérie interpelle les pays riches sur les termes de l'échange dans les relations internationales, leur utilisation de l'«arme alimentaire» contre les peuples pauvres, la souveraineté des peuples sur leurs richesses naturelles, le droit au développement; un ensemble de mesures cohérentes, plus connu sous le nom de nouvel ordre économique international (NOEI). Dès 1971, le chef de l'Etat algérien, Houari Boumédiène, lancera une réplique célèbre au président français, Georges Pompidou, qui venait de décider l'embargo sur le pétrole algérien, décrété «pétrole rouge» (invendable sur le marché international): «Notre pétrole est rouge du sang de nos martyrs» tombés dans la bataille pour la défense de l'unité territoriale de l'Algérie, d'Alger à Tamanrasset. Cet élan est cependant brisé par la mort de Houari Boumédiène. Par ailleurs, comme on le sait les premiers «responsables» de l'Etat et du FLN ont opéré dès 1962 une séparation des «pouvoirs», aux francisants et les autres ceux qui, pour une raison ou une autre, ont été formés au Proche-Orient. De ce fait, cette division du travail, voire ce schisme, continue de perdurer et structure d'une façon invisible la répartition des pouvoirs en dehors de toute compétence si ce n'est l'allégeance, la acabyya. Le FLN a donc été dirigé avec une discipline de type soviétique qui a fait que les rares voix discordantes ont été vite réduites au silence. Les années quatre-vingt ont vu une fermeture à tout ce qui pouvait remettre en cause les «acquis» et les «thaouabets» à travers notamment le fameux article 120. Au fil des ans, l'usure du pouvoir, le népotisme, l'absence de débat a amené une démonétisation du mythique parti, qui est devenu synonyme de passe-droits, de hogra, de népotisme. Cette déconsidération ajoutée à une gestion calamiteuse du pays, a amené les émeutes d'Octobre 1988; le FLN a été rendu, à tort, seul coupable de tous les maux de l'Algérie. La débâcle actuelle du FLN, initiée depuis quelques mois, malgré l'article 120, a donné l'impression d'une chute de l'Algérie de Novembre. Ce que l'on peut observer c'est que, contre vents et marées, le FLN mythique a pu résister pendant près de 50 ans, avec ses bonnes et mauvaises choses, avec ses militants sincères et ses satrapes... Il a fallu arriver à cette dernière année du cinquantenaire pour constater avec amertume l'implosion du FLN par des Algériens en Algérie ce que la France n'a pas pu faire. Le FLN est une icône, il appartient à toutes les Algériennes et tous les Algériens pour qui l'indépendance de l'Algérie est consubstantielle de ce parti et de son parcours pendant la glorieuse Révolution de Novembre. C.E. Chitour: Que reste-t-il du FLN des mythes fondateurs? L'Expression: avril 2004 A l'instar des grands partis de l'Est ou de l'Ouest, le vieux parti du FLN est condamné à disparaître ou à se moderniser à avoir réellement un nouveau projet de société suffisamment attrayant capable, à l'instar des fondateurs de ce parti, d'être une alternative de sortie pour le pays. Le parti avait pourtant commencé à faire sa mue en tentant de se détacher du pouvoir en misant sur la jeunesse pour faire émerger une légitimité complémentaire qui est celle du mérite, de l'effort et de la compétence. On sait comment cette initiative a été combattue. Les défis de la modernité et de son avatar: la post-modernité Le XXe siècle s'est, comme on le sait, clôturé sur de grandes interrogations. Les multiples tensions çà et là ont profondément marqué les individus qu'ils soient du Nord ou du Sud, croyants ou non. Ce qui est sûr, c'est que le monde est devenu dangereusement unipolaire. Le monde est devenu plus incertain que jamais et à juste titre, la mondialisation et le néolibéralisme peuvent être tenus pour responsable de cette débâcle planétaire. Ceci dit, la mondialisation n'a fait que se greffer sur un terreau favorable, celui de la libre entreprise. Partout dans le monde, on constate une fragilité du présent et une incertitude du lendemain. Le monde vit au rythme de la terreur et non pas à celui de l'apaisement. En Occident, espace repu, a bâti son développement sur les Sud épuisés et incapables de suivre le mouvement de la science et de la technologie. Il fut une époque où la population d'un pays était en principe son plus sûr garant contre les agressions extérieures. Ceci n'est plus vrai, la sécurité d'une nation ne dépend plus du nombre mais de la maîtrise de la technologie. Le salut est dans le qualitatif et non dans le quantitatif. De plus, la notion de frontière est plus labile que jamais. Avec l'explosion des satellites espions, l'adversaire, qui peut être conjoncturellement notre ami, lit dans notre territoire comme dans un livre ouvert. D'autre part, avec la mondialisation, la notion de drapeau a moins de sens, on défend de moins en moins des frontières, on défend des marchés. A la diplomatie des «ronds de jambe», on substitue celle des «networks» (les réseaux). Les diplomates doivent être comme des 4x4, (véhicules tout-terrain) capables de parler du «Brent», du «Dow Jones» de la «bulle économique», ou des OGM. On l'aura compris, notre diplomatie est à des années lumière de cette vision.