Derrière la surenchère se profilent des positionnements politiques et des actes d'allégeance. La Libye a donné aux chefs du Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (le Mdjt) 48 heures pour lui livrer les membres du Groupe salafiste pour la prédication et le combat qu'ils détiennent, «sous peine de représailles militaires», a déclaré le porte-parole du Mdjt à Paris, Aboubakar Radjab-Dazi. «Les services secrets libyens nous ont donné 48 heures pour qu'on leur livre les prisonniers salafistes encore entre les mains du Mdjt (...), sinon nous subirons les foudres des forces libyennes», a-t-il ironisé. Cet ultimatum, confirmé d'ailleurs par les services secrets libyens, prend fin aujour-d'hui, samedi, mais a été pris «très à la légère» par le mouvement de la rébellion tchadienne. «Nous n'avons aucune intention de respecter cet ultimatum (...). On ne donne pas de l'importance à ces menaces libyennes. C'est quotidien : pour un oui, pour un non, les Libyens nous menacent», a commenté le porte-parole, excluant toute «attaque frontale» de la part des forces armées de Tripoli, mais envisageant «la possibilité d'un appui aérien à une attaque de l'armée tchadienne». Les services secrets libyens, qui ont communiqué l'ultimatum par téléphone cellulaire au président du Mdjt, Hassan Abdellah Merdigué, ont les nerfs à vif depuis quelques semaines et donnent l'air d'avoir été harcelés par Kaddafi pour mettre un terme à cette histoire d'islamistes algériens du Gspc «retenus en otage aux portes de la Jamahiriya par un mouvement rebelle très ami avec Tripoli». Déjà, on observe deux mouvements de troupes, l'un du côté libyen, l'autre du côté de l'armée de Deby, et si l'étau se resserre sur les combattants du Mdjt au Tibesti, il y a fort à craindre de voir les ultras du mouvement rebelle libérer les hommes du Gspc. Ménage à trois Il y a quelques jours, avait éclaté le différend Tripoli-Mdjt, qui couvait, depuis la mort mystérieuse du président-fondateur du mouvement rebelle tchadien, Youssouf Togoïmi, dans un hôpital libyen, en décembre 2002. Le chef rebelle avait marché sur une mine dans le nord du Tchad et s'était gravement blessé. Depuis, il se faisait soigner dans un hôpital de Tripoli, jusqu'à sa mort, quelques mois plus tard, mort jugée «très suspecte» par le Mdjt. Youssouf Togoïmi est le père de la rébellion qui éclata dans le Tibesti en septembre 1998. Ancien ministre de la Défense et représentant de la «ligne pure et dure» du Mdjt, Togoïmi avait pu, par le biais de Tripoli, arriver à un compromis avec Tripoli. Son second, le général Adoum Togoï, partisan d'une «réconciliation soft», lui reproche son trop-plein de radicalisme. Les divergences entre les deux hommes freinent la réconciliation avec N'djamena (élu en 1996, le chef de l'Etat Idriss Deby est réélu en mai 2001). Le mouvement rebelle militaro-politique sombre dans de graves dissensions internes qui l'empêchent de préciser ses objectifs politiques. A la mort de Togoïm, Togoï rejoint la Libye qui tente alors de le replacer en pole position dans le commandement désormais divisé du Mdjt. Ce jeu devient d'autant plus trouble que Kadhafi n'entend plus jouer l'arbitre et le réconciliateur, mais tirer profit de chaque nouvelle situation qui se présente, faisant largement honneur à sa réputation. Cette tendance devient claire lorsque, en décembre 2002, à Tripoli même, le ministre tchadien des Affaires étrangères, Mohamed-Salah Annadif, rencontre le général Togoï. Ce jeu trouble d'un «ménage à trois» est encore plus exacerbé par la présence sur le territoire du Tchad du Gspc algérien. Mené par Amari Saïfi, dit Abderrezak le Para, le groupe salafiste vient de sortir d'une extraordinaire aventure qui l'a mené, au terme d'un rapt de trente-deux touristes européens, enlevés au Sahara algérien, au Mali, au Niger puis au Tchad, où il a échoué dans le grand désert rocailleux et hostile du Tibesti. La présence du Gspc, loin de constituer une menace, a été au contraire une bénédiction pour tous. Pour le régime Deby, d'abord, qui annonce, le 10 mars 2004, qu'une colonne de combattants du Gspc, «qui allaient rallier le Mdjt», a été accrochée par l'armée tchadienne. Résultat : 43 terroristes islamistes ont été tués dans les combats, dont 9 Algériens, des Nigérians, des Nigériens et des Maliens. N'djamena n'oublie pas de préciser que dix-huit autres avaient été faits prisonniers, parmi lesquels un combattant présenté comme un élément de la rébellion du Mdjt. Cet accrochage est resté bizarre à ce jour : sans témoins, sans riposte et sans objectif clair. D'autant plus que quelques jours après, N'djamena déclare détenir les preuves formelles d'une connexion Gspc-Mdjt. Le clin d'oeil est fait à l'endroit de Washington qui avait inclus le Gspc dans sa «liste noire des organisations terroristes», lui suggérant qu'elle ferait mieux d'inclure encore le Mdjt. Quelques jours plus tard, le mouvement rebelle annonce qu'il détient une vingtaine d'islamistes algériens, dont Amari Saïfi, dit Abderrezak le Para, le n°2 du Gspc. Le coup médiatique a été retentissant et le Mdjt souhaitait, en remettant les membres du Gspc à l'Algérie, pays d'origine, à l'Allemagne, pays qui avait lancé un mandat d'arrêt international contre «le Para», ou à un autre pays tiers, recevoir la reconnaissance internationale pour ce geste fort et symbolique. Le point marqué au régime Deby serait déterminant. Pour la Libye, fortement secouée par les révélations ininterrompues concernant ses actions politiques très suspectes, il s'agit d'abord de jouer les médiateurs, d'autant plus que le Tchad constitue sa zone d'influence par excellence, bien que l'ultimatum donné au Mdjt soit un véritable acte de belligérance, et ne ressemble ni de près ni de loin à une médiation, même musclée. A qui profite la manip? Où est l'Algérie dans tout cela? La question mérite d'être posée dans le seul cas où «le Para» serait encore au Tchad. Or, d'aucuns soutiennent qu'il est arrivé à Alger depuis une vingtaine de jours, dans un état de santé lamentable, et que les responsables de la sécurité sont intéressés au plus haut point par les aveux qu'il va faire. Selon l'envoyé spécial de L'Expression à Tripoli, les ser-vices secrets libyens continuent à négocier avec le Mdjt en vue de récupérer les membres du Gspc détenus au Tibesti et que ces négociations sont menées, côté libyen, par le colonel Chaïbouni et l'officier Mahdi Goukouni, un Toubon libyen. Une autre source, proche du Mdjt, cite que le général Massoud Abdelaziz, spécialiste libyen du dossier tchadien, fait le va-et-vient entre Tripoli et N'djamena. Responsable de la base militaire de Sebha, au sud de la Libye, le général est l'envoyé spécial de Kadhafi en personne pour les dossiers sensibles. Si l'on ajoute que des experts militaires américains, fortement et durablement installés sur la bande du Sahel, sont présents et que l'ombre d'Al Qaîda plane sur cette contrée aride et infestée de mouvements rebelles et de commerçants d'armes qui règnent sur des populations misérables, on aura tous les ingrédients d'une affaire où la manipulation et la désinformation se jouent à grande échelle.