Douze ans de conflits ont façonné un univers qui a son codex et ses propres lois. Le second mandat du président de la République Abdelaziz Bouteflika a (re)généré un autre grand engouement pour la concorde civile, qui, depuis cinq ans, a constitué la carte maîtresse tant au plan de la politique intérieure que vis-à-vis de la communauté internationale, restée très suspicieuse envers l'Algérie. La démarche politique qui a le plus fait florès ces cinq dernières années reste indéniablement la concorde civile, que le président de la République compte élever au rang de réconciliation nationale. Paradoxalement, c'est la formule la plus creuse, la plus vague et la plus controversée. Pour les islamistes, le problème est simple: «Il faut d'abord définir les parties en conflit pour arriver à dire qui va se réconcilier avec qui. Faire la concorde pourquoi? Et avec qui? Ces précisions données, il serait alors, et alors seulement, possible de parler de concorde. Or, l'ambiguïté et le flou sont délibérément entretenus afin de garder le secret sur la politique sécuritaire à adopter et l'attitude qu'il faut pour manoeuvrer à sa guise.» Une concorde aux contours flous Tous les chefs islamistes commencent aujourd'hui à tourner le dos à la concorde. Les mêmes motifs reviennent dans le discours de Madani Mezrag, Ali Benhadjar, Mutapha Kertali, Abdelkader Boukhamkham et Abassi Madani, qui ont soutenu ouvertement et résolument la trêve et la politique de réconciliation en 1999: «Le pouvoir ne veut pas aller plus loin dans sa concorde. Il lui suffit que les groupes armés quittent les maquis, déposent les armes et regagnent leurs familles. Or, la solution veut que les choses aillent plus loin car la ligne de fracture est plus profonde.» En fait, ce que les islamistes n'arrivent pas à saisir, c'est que entre 1999, au début du premier mandat du Président, et 2004, début de son second quinquennat, les donnes ont changé et les rapports de force ont connu d'autres bouleversements. Hormis le Gspc, qui continue à poser des problèmes sérieux pour les autorités, tous les groupes armés ont été vaincus. Le légendaire GIA est mort de sa belle mort depuis plusieurs années, et ne subsistent de lui aujourd'hui que de très rares incursions isolées contre des villages et des hameaux sans défense. La victoire de l'armée a été ponctuée par la neutralisation d'Antar Zouabri, en février 2002, et celle de Nabil Sahraoui, en juin 2004, ainsi que par celle de quelque 500 islamistes armés depuis le début 2003. Le Gspc est certes fort de ses 300 hommes et ses structures homogènes et disciplinées, mais son implantation est limitée dans les zones rurales de la Kabylie et à l'est du pays. Sa stratégie qui consiste à ne s'attaquer qu'aux forces de sécurité réduit aussi sa dangerosité, de sorte que le peuple peut aisément l'oublier, ce qui est déjà une autre réussite pour les militaires. Ses incursions épisodiques dans les centres urbains sont espacées dans le temps et les risques de «contagion» se trouvent ainsi réduits à leur minimum. L'autre donne qui est venue perturber la concorde civile est la journée «historique» du 11 septembre 2001. La «total war» décrétée par Washington permet de réprimer toute contestation islamiste locale. La guerre contre le terrorisme islamiste, perçue désormais comme une menace permanente et transnationale, commence loin des Etats-Unis, en Algérie, comme au Maroc, en Arabie Saoudite, en Irak, en Afghanistan, dans les pays du Golfe, dans la vallée du Nil et dans la bande du Sahel. C'est là où commence la véritable sécurité intérieure pour Tom Ridge et les responsables américains. Aussi, les gouvernements locaux sont dotés de moyens de lutte efficaces, des experts militaires sont envoyés sur place et des officiers sont formés en vue de devenir des chefs de la guerre contre-insurrectionnelle. Les effets pervers que cela induit sont inscrits au chapitre des «dégâts collatéraux», une ingénieuse invention américaine qui repose sur un sophisme politique et militaire très simple. Voilà, en deux mots, deux causes, l'une intérieure, l'autre internationale, qui ont mené la concorde civile à une impasse d'où il sera très difficile de la faire sortir. Le dossier du FIS est considéré par les autorités comme «clos» et l'opposition politique qui peut réclamer que soit affichée la teneur de la politique de concorde ne représente plus grand-chose pour pouvoir faire pièce au pouvoir. Si on parle aujourd'hui de redditions, cela ne peut que concerner des hommes du Gspc, le seul groupe armé encore opérationnel à l'Est et au Centre (Kabylie et Algérois), bien que des sous-groupes existent, tels Al-Bakoun ala el-ahd, qui subsiste encore à Annaba. Or, en matière de réconciliation et concorde, on sait à quoi s'en tenir avec le Gspc. Au moins, une dizaine de communiqués et autant d'opuscules absolument et résolument pro-djihadistes interdisent tout contact avec les autorités. OPA sur le djihad Pire que le GIA, le Gspc considère les autorités algériennes comme des apostats, c'est-à-dire plus insidieusement dangereuses que les mécréants d'origine. Toute la littérature du groupe salafiste diffusée à l'endroit de ses hommes interdit le dialogue avec les autorités, qualifie les trêvistes, comme ceux de l'AIS, de «renégats» passibles de la peine de mort et considère que toute idée de rapprochement avec le pouvoir est «pure hérésie». Emaillée de versets coraniques et de propos du Prophète, la littérature djihadiste du Gspc fait aussi appel aux sommités théologico-politiques de l'islam, tels Ibn Taymiyya, Ibn Qayim, Ibn Hambal, Ibn Abdelwahab, Ibn Bez, Ibn Othaymine et Nasser-Eddine Al-Albaoui pour réfuter toute approche «réconciliatrice». Des opuscules des plus connus des salafistes djihadistes contemporains sont mis en circulation, de maquis en maquis, de ville en ville. C'est le cas de Pourquoi le djihad? d'Abou Qatada, du Djihad d'Abu Bassir, de Nusra («le soutien religieux», Ndlr) d'Abu Saâd El Amili, etc. Comme dans les anciens communiqués du GIA (1994-1996), ceux du Gspc sont ponctués par «Ni dialogue ni trêve, ni réconciliation avec les apostats». Pour le moment, le Gspc se sent assez puissant pour se permettre de telles démonstrations de force. Ses effectifs sont assez étoffés, ses groupes de soutien dans les villes très présents, sa vision politique assez homogène, sa direction disciplinée, son armement assez fourni, de plus, ses chefs militaires ont des connaissances inquiétantes dans les explosifs et les systèmes de commande à distance, comme en témoigne le livre destiné aux groupes armés It'haf el djound d'Abou Moussaâb Abdelouadoud. Cet homme, qui s'appelle en réalité Abdelmalek Droukdel, s'initia aux explosifs comme beaucoup des hommes du Gspc, au point d'acquérir une connaissance approfondie en la matière, comme en témoigne le livre. Le culte de la guerre transparaît aussi dans les alliances que le Gspc a contractées avec des groupes réduits, démunis ou délabrés, qui avaient fait scission d'avec le GIA depuis longtemps. Dans une volonté d'être le champion du salafisme et le meneur exclusif du djihad en Algérie, le Gspc a contracté des alliances inespérées depuis 2002, notamment avec le Groupe salafiste combattant (GSC) dirigé par Yahia Abou Amar, qui est implanté à Oran, Sidi Bel Abbes, Saïda, Tlemcen et Mascara, et dont l'effectif est estimé à 70 hommes. Des sous-groupes, anciennement affiliés au GIA, ont aussi fait allégeance au Gspc et reconnu sa paternité du djihad en Algérie. C'est le cas notamment des katibate de Tébessa et d'El Oued, de la katibat dite El Khadra de Ksar El Boukhari et dirigée par le dénommé «émir Utba» et de la katibat dite Djound Allah dirigée par Abou Hafs Amine et stationnée à Aïn Defla. Il est aujourd'hui très difficile de parler de seconde concorde tant les irréductibles des groupes armés ont fait un choix qui paraît définitif. L'univers créé par le terrorisme a généré des codex et des lois qui paraissent se mouvoir en marge de la logique que le commun des mortels assimile. Des chefs ont vu naissance dans cet univers, mais aussi des enfants, des émotions, des haines, des réflexes, des modes de vie et des systèmes de réflexion. De l'argent a été généré par le terrorisme et qui profite à beaucoup d'hommes, qui investissent dans l'agriculture, l'immobilier et le transport (notamment en Kabylie et à Boumerdès). Cet argent insaisissable fait tourner des commerces entiers et fait articuler autour de lui des milliers d'hommes et de femmes. Ce terrorisme, qui a mis des années pour prendre racine, ne cessera pas d'exister par la magie de la concorde civile, et il y a fort à faire, tant au niveau politique qu'au plan juridique et social, pour niveler les aspérités. Comme chez les groupes armés, au sein de la hiérarchie militaire aussi s'est fortifié le sentiment d'une guerre sans merci contre le terrorisme, renforcée par l'habitude de douze années de lutte contre-insurrectionnelle et la longue procession des militaires morts au combat. D'un côté comme de l'autre, l'univers de la guerre s'est formé, s'est développé et a pris racine. Cet univers possède ses lois, ses honneurs, ses héros, ses victimes, ses référents et ses martyrs, ses mystères et ses secrets inavouables, ses vérités et ses mirages. De la violence sociale à la violence religieuse, du GIA au Gspc, douze années sont passées, créant sur les décombres de vies perdues un inaltérable culte de la guerre.