De la politique à la médecine il y a tout un monde... De nos jours, tout le monde se dépêche et, même aux médecins, il leur arrive désormais de vouloir arriver rapidement.» «Ceux qui n'arrivent pas à faire correctement leur profession ont toujours la possibilité de s'essayer en politique» me disait un ami, un jour de décembre 1980, alors que nous prenions chez lui un café à la cité des Asphodèles. Je le regardai amusé puis, juste pour rire, je lui demandai «et s'ils échouent en politique?». «Dans ce cas, me dit-il, il leur reste l'Histoire. Mais, ajouta-t-il après un bref silence, incapables de faire l'Histoire, ils se contenterons de mal faire l'histoire de l'Histoire.» Des années ont passé, mon ami est décédé et il m'a été donné de constater combien ces paroles étaient sages et pleines de sens. La politique peut, en effet, dans certaines conditions, attirer ceux qui échouent dans la vie et qui n'arrivent même pas à bien faire leur métier. La facilité de l'ascension en politique, la puissance de ses coulisses, la construction des carrières sur un simple signe de doigt, ou sur un simple coup de hasard et l'extrême rapidité avec laquelle les projecteurs peuvent éclairer de célèbres inconnus, rendent le monde de la politique suffisamment séduisant pour attirer ceux qui n'ont ni assez de compétences pour aimer leur métier ni assez de persévérance pour bien le faire. Dans ma dechra Ceci explique pourquoi le marchand de légumes qui échoue à donner un sens à son gagne-pain n'hésite pas à se porter candidat à des législatives, pourquoi un infirmier qui n'arrive pas à maîtriser l'art d'apporter aide et réconfort aux autres décide de postuler au poste de président de la République ou pourquoi un mécanicien qui, après avoir réduit sa profession à une suite de gestes routiniers sans âme, s'inscrit sur la liste des postulants au poste de maire. Dans ma dechra aussi ce phénomène existe et l'histoire qui suit en est un réel exemple. C'est un médecin qui, un jour, finit par être agacé d'attendre des clients qui n'arrivaient toujours pas. Il comprit enfin son incapacité à être un bon médecin et décida de fermer, dans un grand vacarme, la porte de son cabinet avant de se mettre à courir dans la rue. Les gens du douar regardaient leur médecin courir, le tablier blanc ouvert au vent et ils étaient étonnés car, dans la culture locale, il n'est généralement pas admis de courir dans la rue lorsqu'on a un certain âge ou, à plus forte raison, lorsqu'on bénéficie d'un certain rang social. Or, un médecin, dans ce genre de douar, c'est le rang social le plus élevé en plus d'être le synonyme d'une grande sagesse. Mais, malgré cela, il ne passa même pas par l'esprit des gens du douar de le juger. Après tout, se disent-ils, il est médecin et il doit bien savoir ce qu'il fait. Le médecin courait le long de la rue principale. Les enfants qui le voyaient passer se mettaient à courir derrière lui en criant et les moins jeunes s'interrogeaient les uns les autres sur ce qui pouvait bien le faire courir. Tous se dirent que quelque chose de bien grave avait dû arriver pour pousser le médecin du douar à courir de la sorte alors que certains levaient les mains, à son passage, pour prier Dieu de lui venir en aide. Comme chaque jour, à cette même heure, Hayyou était en train de balayer le bas-côté de la rue devant le seul café du douar. Il poussait son balai en silence et soulevait quelques grains de poussière. Lorsque le médecin passa en courant, les gens commençaient à s'interroger. «Mais qu'est-ce qu'il a à courir ainsi, demanda quelqu'un?». Et comme personne ne lui répondit, hayyou commenta: «S'il court, c'est parce qu'il veut arriver rapidement, mon fils... De nos jours, tout le monde se dépêche et, même aux médecins, il leur arrive désormais de vouloir arriver rapidement.» Le médecin continuait à courir sans faire attention à toutes ces têtes qui se tournaient sur son passage. Le front ruisselant, il courait sans s'arrêter, le tablier toujours ouvert. Il allait vers les hauteurs de la dechra et les enfants, en nombre de plus en plus grand, lui collaient aux pas et hurlaient toute leur joie de voir un adulte courir ainsi dans leur dechra. Arrivé à la place centrale du douar, il s'arrêta, reprit son souffle quelques instants puis, des mains, demandait aux gens de s'approcher de lui. Curieux, les habitants vinrent alors former cercle autour du médecin qui, dans un geste inconscient de savoir-vivre, boutonna la blouse blanche, passa les doigts dans les cheveux et fit un large sourire à ceux qui étaient venus l'écouter. Un leader Il expliqua alors, les mains en porte-voix, qu'il était un bon médecin, voire un excellent médecin mais que leur refus de le voir l'avait poussé à réfléchir sérieusement à son métier. Finalement, leur lança-t-il, chacun est son propre médecin pourvu que l'on observe une bonne hygiène de vie. Il leur fit comprendre que ce qui manquait au douar c'était un chef, un véritable chef qui saurait mobiliser les gens dans l'intérêt collectif. Un leader, un grand homme. Il leur proposa par la suite de faire de lui leur chef et il jurait par tous ses ancêtres qu'il ferait de ce douar, dans quelque temps, le centre du monde, la première destinée mondiale des touristes, des investisseurs, des pèlerins, des chercheurs, des savants et même des footballeurs. A ces derniers mots, les jeunes applaudirent et se mirent même à danser autour du médecin. Il promit de venir en aide aux plus démunis et même aux moins démunis pour relancer l'activité économique de la dechra. Il fit la promesse d'augmenter les salaires pour booster la demande et stimuler la croissance, de soutenir les produits locaux, de former les travailleurs, de construire des usines, de planter des arbres, d'encourager les exportations, de limiter la dépendance alimentaire de la dechra vis-à-vis de l'étranger. Les femmes travailleuses, promit-il, auront les mêmes salaires et les mêmes droits que les hommes. La dechra sera entièrement reconstruite dans deux ans au maximum et l'argent coulera à flots. «Maintenant, ajouta-t-il, je vais sur ce monticule que vous voyez là-bas et que ceux qui sont d'accord pour que je sois votre chef m'y rejoignent.» Seuls quelques enfants le rejoignirent ainsi que son infirmier. Il attendit toute la journée avec l'espoir de voir venir d'autres gens et, au crépuscule, il fit la seconde malheureuse constatation de la journée. Il n'était pas fait pour devenir un chef. Il regarda les enfants qui ne se fatiguaient pas de hurler et de chanter et, la mort dans l'âme, se résolut à descendre du monticule de terre. A partir de ce jour, plus personne ne vit le médecin qui voulait devenir chef. Des mois passèrent, puis des années sans que l'on entendit parler de lui et puis, un jour, comme par miracle, il réapparut. C'était lors d'un souk hebdomadaire car, notre dechra, comme toutes les autres, tient son souk une fois par semaine. Les habitants étaient occupés à faire le marché lorsqu'ils entendirent une voix qu'ils reconnurent aussitôt. «Il n'est donc pas encore arrivé!» commenta Hayyou. L'ex-médecin, les mains devant la bouche en guise de porte-voix, demandait aux gens de se rapprocher de lui. Lorsqu'ils formèrent un grand cercle autour de lui, il ferma encore sa blouse, comme il le fit quelques années auparavant, passa la main dans les cheveux puis se mit à parler de la création de l'Univers. Comment Dieu a créé Adam et Hawa, comment ils eurent des enfants... et il constatait que les gens étaient intéressés et plus il parlait, plus ils sapprochaient pour mieux entendre. Ensuite, il raconta comment Abel et Caïn firent des offrandes et comment celle d'Abel fut acceptée alors que celle de Caïn fut refusée. Dans un silence religieux, les habitants de la dechra écoutaient leur ex-médecin. Ils étaient tout ouïe et ne voulaient surtout rien perdre de cette si belle histoire. Mais le médecin, voyant les gens impatients de connaître la suite, s'arrêta de parler et leur donna rendez-vous pour le lendemain, à la même heure, au même endroit. Les habitants du douar s'en allèrent complètement déçus de ne pas connaître la fin de l'histoire et chacun jurait, en son for intérieur, d'être le premier demain à écouter la suite. Hayyou regardant les autres s'en aller ne put s'empêcher de remarquer que le médecin ne se pressait plus. Il veut prendre son temps. «Aux ex-médecins aussi, il arrive qu'ils veulent prendre leur temps» fit-il à l'attention de celui qui se tenait assis près de lui sur le monticule de terre. Le lendemain, la place du douar était pleine. Assis en cercles autour de leur ex-médecin, les habitants écoutaient patiemment ses paroles. Il termina l'histoire d'Abel et de Caïn puis se mit à raconter celle de Nouh, du déluge et de l'arche. Les gens étaient absorbés, plus que la veille, par cette nouvelle histoire et ils étaient carrément passionnés. A un moment, l'orateur se tut et s'en alla sur le monticule de terre. «Que ceux qui veulent écouter la fin de l'histoire me rejoignent» eut-il à peine dit que tous étaient déjà collés à lui sur et autour de ce petit monticule où, quelques années auparavant, nul ne voulait le rejoindre à part un infirmier et quelques gamins. Heureux d'avoir enfin pu les convaincre à le suivre, l'ex-médecin était aussi convaincu qu'il détenait là la voie à sa propre réussite. Raconter des histoires! «Les peuples ont besoin d'histoires, se dit-il, heureux qui sait leur en raconter!». Des mois durant, il sut entretenir, pour les villageois, cette relation de dépendance à son égard. IL racontait chaque soir de belles histoires, longues et rythmées, pleines de noeuds, de dénouements et présentait le tout dans un décor de rêve tissé dans un exaltant suspense pour que les gens puissent revenir le lendemain, puis le jour d'après, puis celui d'après et ainsi de suite. Cette nuit, resté seul après le départ des autres, il se mit à réfléchir assis sur une pierre au pied du monticule de pierre. Il s'interrogea sur ce qu'il pouvait faire dans quelques jours lorsqu'il n'aurait plus d'histoires à raconter car, toutes ces histoires qu'il avait mis des années à apprendre par coeur étaient sur le point de finir et les gens se rendraient compte s'il venait à en répéter quelques-unes. A ce moment, celui qui fut son infirmier autrefois et qui était devenu maire du village, passait par là. Il le vit triste et préoccupé et, selon les bons usages des humains, lui demanda ce qui n'allait pas. Il lui dit la vérité. L'infirmier réfléchit quelques instants devant ce qu'il qualifia de problème de très haute importance pour le douar car il savait que tant que les habitants avaient des histoires à écouter, il était peinard et tout allait pour le mieux. «Tu sais ce que tu dois faire?» fit-il. Et lorsque son ex-patron lui prêta l'oreille il lui recommanda de remettre en question toutes les histoires qu'il avait racontées jusque-là et de donner une autre version de chacune d'elles. L'ex-chef sauta de joie, cela allait lui permettre de raconter encore des mis durant devant ce parterre de personnes absorbées, noyées dans chacun de ses mots. L'idée lui plut tellement qu'il n'attendit même pas de terminer ce qu'il savait. Le lendemain il commença la remise en cause des histoires devant la foule excitée d'apprendre que tout ce qu'elle avait entendu jusque-là n'était peut-être pas la vérité, que toutes ces histoires pouvaient être dites autrement car «l'Histoire-elle-même, soutenait-il, a d'autres versions». Au sommet du monticule Assis sur une grosse pierre qu'il avait traînée jusque-là, Hayyou roulait lentement du tabac dans une feuille de papier fin. «Ce n'est pas de prendre son temps que celui-là a besoin, se dit-il un sourire au coin des lèvres, c'est de chevaucher les autres pour traverser le temps.» L'occupation des habitants étant garantie par cet orateur, le maire autrefois infirmier se promenait, les mains dans les poches nul ne lui demandait que ce fut. Parfois, avant que l'ex-médecin commençât, le maire venait faire une petite introduction, histoire d'apparaître sous les feux que la mairie a bien voulu mettre là pour rendre agréable les hkayate, des histoires qui des années durant occupèrent les gens de la dechra avant que l'ex-médecin ne décida de remettre en cause, une autre fois, ce qu'il venait de raconter. La voie de l'infini était ouverte et la voie de la chevauchée interminable aussi. Voilà comment ceux qui n'arrivent pas à faire correctement leur métier se transforment peu à peu en politiciens et, en cas d'échec, en gouals, ces gens qui racontent des histoires et qui, favorisés par le besoin de se faire berner par des histoires des gens en général, se retrouvent propulsés au sommet du monticule, dût-il être de terre de terre.