Abel Stoner n'avait pas tout à fait le physique d'un aventurier : soixante kilos, un mètre soixante-cinq, des cheveux paillasse, un grand nez... La première aventure d'Abel fut le bureau de recrutement pour le Vietnam en 1962. Il y apprit qu'il ne suffisait pas d'être volontaire. Il aurait mieux valu mesurer un mètre quatre-vingts, peser quatre-vingts kilos, avoir les cheveux en brosse, drus et brillants, la dent blanche et le regard assuré qui conviennent aux corps expéditionnaires... Abel faillit ne pas être pris. Il faillit retourner à sa pompe à essence, essuyer les pare-brise des voitures sur l'autoroute à deux dollars l'heure. Mais, petits ou non, en 1962, on manque d'hommes pour le Vietnam. Et après tout, si Abel Stoner prétend être un homme, à lui de le prouver, pense l'officier de recrutement. Au moment où Abel nous intéresse, il rampe avec d'autres, dans la boue et les herbes. Quelque part en face, il y a l'ennemi : celui qui a la peau jaune et connaît le terrain par c?ur. C'est la deuxième fois seulement que le petit Abel est envoyé au feu. Tout à l'heure, il avait peur. Maintenant il ne pense qu'à ramper. Il faut atteindre cette espèce de colline. Derrière, il y a un village et il faut l'occuper. Abel n'aurait jamais cru que la guerre fût si bête et si petite vue de là où il est, dans la boue et le nez raclant le sol. Au commandement, il faut sortir des herbes et courir comme un dératé, sur un bout de terrain découvert, jusqu'aux arbres. Abel court toujours derrière les autres et moins vite. Aucune importance, ce jour-là. Aucun homme ne court aussi vite qu'une balle de mitraillette. Un, puis trois hommes s'effondrent juste devant Abel, comme des quilles. Les autres courent devant dans tous les sens. C'est là que tout va commencer. Voici comment Abel raconte ce qui lui arrive à ce moment-là : «J'ai l'impression de vivre au ralenti. Il me semble que les arbres n'avancent pas, et que mes jambes s'agitent pour rien. Je fais peut-être du surplace. Je ne sais plus pourquoi je cours. Je n'ai rien senti, rien du tout. J'ai encore l'impression de courir, et pourtant je tombe, je tombe en courant, en me disant : «Abel, tu vas mourir là, la vie s'arrête ici, c'est trop ??bête??.» Le détachement a perdu cinq hommes, dont Abel. Une embuscade idiote, dans laquelle ceux qui devaient surprendre se sont fait surprendre. Cinq jeunes morts, qu'il faut enterrer rapidement pour ne pas laisser de traces. L'officier relève les coordonnées du terrain. Plus tard, en principe, l'armée viendra récupérer les corps, et leur donner une sépulture décente avec sonnerie de trompette et drapeau étoilé. Pour l'instant, un simple fossé, quelques pelletées de boue et des branchages, c'est tout ce qu?on peut faire pour eux. L'officier ramène cinq plaques d'identité. L'une d'elles porte le nom d'Abel Stoner. Encore un père et une mère à prévenir, là-bas, dans le Missouri. Et que va-t-il se passer dans les quelques heures qui suivent ? Personne ne le saura jamais vraiment. On ne connaît, bien entendu, que ce dont se souvient Abel Stoner. Il est probable que, très peu de temps après «l?enterrement», un pilleur de cadavres s'approche en rampant du cimetière de fortune. Pour atteindre les corps, il doit écarter les branchages, fouiller la terre, tirer les corps à lui... Dans les poches des cinq soldats, il ne peut guère rester qu'un paquet de cigarettes, quelques pièces ou de misérables bricoles que l'officier n'a pas pris le temps de trier. Abel Stoner porte encore une chevalière sans grande valeur, en argent noirci. L'homme s'acharne à la lui retirer. Il tire et la main résiste. (à suivre...)