C'est une grande voix de la littérature maghrébine de langue française qui s'éteint. «Je ne suis pas un symbole. Ma seule activité consiste à écrire. Chacun de mes livres est un pas vers la compréhension de l'identité maghrébine, et une tentative d'entrer dans la modernité. Comme tous les écrivains, j'utilise ma culture et je rassemble plusieurs imaginaires.» Assia Djebar (interview au Figaro) Vendredi 7 février, l'académicienne Assia Djebar s'éteignait à Paris à l'âge de 78 ans. Le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, a adressé un message de condoléances à la famille de la défunte: «J'ai appris avec une profonde tristesse, la nouvelle de la disparition de la romancière algérienne de renommée mondiale, Assia Djebar, Fatma-Zohra Imalayène laissant derrière elle un long parcours jalonné de succès durant lequel elle effleura, avec sa plume, le summum de l'art et de la littérature auxquels elle a rendu gracieusement leurs lettres de noblesse. L'Algérie perd en la personne d'Assia Djebar une grande figure de la littérature algérienne et universelle connue pour son enracinement, son engagement, ainsi que la profondeur et la justesse de ses écrits.» De son côté, le président de la République française a rendu hommage, «à cette femme de conviction, aux identités multiples et fertiles qui nourrissaient son oeuvre, entre l'Algérie et la France, entre le berbère, l'arabe et le français». «Avec la mort d'Assia Djebar lit-on sur le Figaro, c'est une grande voix de la littérature maghrébine de langue française qui s'éteint. Citée à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature, le 16 juin 2005 était une date particulièrement importante pour elle dans une carrière pourtant riche. Ce jour-là, l'Académie française l'accueillait en son sein. C'était une première, car Fatma-Zohra Imalayène, qui avait pris le pseudonyme d'Assia Djebar dès son premier roman paru en 1958 chez Julliard, La Soif, était le premier écrivain d'origine algérienne et de culture musulmane à siéger sous la Coupole. (...) Il est juste dommage que, par la suite, elle fut peu présente quai de Conti. (...), Assia Djebar était une habituée des premières. Cette fille d'instituteur avait été la première femme à être admise à l'Ecole normale supérieure de Sèvres, en 1955. Elle était également habituée aux grandes récompenses littéraires même si elle n'obtint pas le Nobel. De nombreux prix importants lui ont été décernés, surtout à l'étranger, notamment en Allemagne (Le Prix de la paix des éditeurs allemands, sorte de prélude au Nobel), aux Etats-Unis et en Italie. Elle a été traduite dans une vingtaine de langues, sa bibliographie comportant une vingtaine de titres: (...)Cinéaste, elle a été primée au Festival du film de Berlin et à la Biennale de Venise. (1) «Dans la préface de son livre Les Alouettes naïves Assia Djebar donnait l'explication de sa démarche littéraire et de son combat politique, en parlant de "tangage incessant». «Soyons francs, écrivait-elle, tantôt notre présent nous paraît sublime (héroïsme de la guerre de libération) et le passé devient celui de la déchéance (nuit coloniale), tantôt le présent à son tour apparaît misérable (nos insuffisances, nos incertitudes) et notre passé plus solide (chaîne des ancêtres, cordon ombilical de la mémoire).» Il reste à aller au bout de ce programme-là. Car tout ça n'est qu'un début. Assia Djebar collabore bientôt à Tunis à El Moudjahid, le journal du FLN; se lance dans une grande fresque de la Guerre d'Algérie, mais racontée du point de vue des femmes, avec Les Enfants du nouveau monde (1962); s'inspire de son expérience à El Moudjahid pour raconter la vie des maquis dans Les Alouettes naïves (1) Pour Raphaëlle Leyris du Monde: «Pour écrire, Assia Djebar s'était placée sous le double signe, apparemment contradictoire, de la consolation (le sens d'«Assia») et de l'intransigeance («Djebar»,; elle ne quitta jamais un état d'entre-deux - entre deux pays, entre deux langues. (...) L'année de l'indépendance de l'Algérie, la voit revenir à Alger et y enseigner à la faculté l'histoire (jusqu'en 1965) puis la littérature francophone et le cinéma (entre 1974 et 1980). Durant les années 1970, elle se consacre au cinéma, orienté autour de l'arabe dialectal, avec le long-métrage La nouba des femmes du Mont Chenoua, présenté à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le Prix de la Critique internationale, puis La Zerda et les Chants de l'oubli qui sera primé au Festival de Berlin de 1983 comme «meilleur film historique». Assia Djebar écrit également une thèse consacrée à... son propre travail, qu'elle soutiendra en 1999: «Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures: 40 ans d'un parcours: Assia Djebar 1957-1997.» (2) La chape de plomb sur son oeuvre Pour rappel, en 2007 lors de l'ouverture de l'évènement culturel «Alger, capitale de la culture arabe» le chef de l'Etat a prononcé un discours inaugural, incitant tous les présents à saisir l'opportunité offerte par l'année 2007 pour mettre en évidence l'identité et toute la richesse de la culture algérienne. Au cours de son intervention, le président de la République a indiqué que «nous nous sommes donc réjouis de l'élection à l'Académie française d'Assia Djebar dont nous apprécions hautement la contribution à l'universalité de notre culture, exprimée dans la langue de Voltaire mais avec l'Algérie dans l'âme», cependant, il faut rappeler que l'accession de l'écrivaine Assia Djebar à l'Académie française a été totalement ignorée, notamment par le département de la culture et à sa tête, Khalida Toumi. alors que cette dernière a revêtu l'habit vert des Immortels depuis le 5 juin 2005. (3) Pourquoi alors, la chape de plomb culturelle et éducative sur l'oeuvre d'Assia Djebar? N'a-t-elle pas servi la Révolution en tant qu'intellectuelle rédactrice de talent du journal fondateur El Moudjahid à Tunis? N'a-t-elle pas servi le pays d'abord en tant qu'enseignante? N'a-t-elle pas porté haut et fort, cette fierté algérienne dans ses textes? Le monde lui reconnait une légitimité mais pas l'Algérie, car rares sont les colloques sur son oeuvre. Il faut bien en convenir, nous sommes du fait d'une «colonisation mentale qui attend d'être déprogrammée», plus enclins à organiser des colloques sur Camus qui amènent des retours sur investissement! Le non-reniement de sa condition: le procès du colonialisme Pourtant, la fierté d'Assia Djebar, s'est manifestée au sein de la plus haute instance culturelle de la France, à savoir l'Académie. Dans son discours, elle a tenu à rappeler quelques faits d'armes, devoirs des races supérieures, à en croire Jules Ferry: «L'Afrique du Nord, du temps de l'Empire français, - comme le reste de l'Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges- a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l'Algérie, exclusion dans l'enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers.» (4) Assia Djebar fait sienne les positions tranchées d'Aimé Césaire avec tout le bien qu'il pense du colonialisme: «Le colonialisme écrit-elle, a vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste.» «Mesdames et Messieurs poursuit-elle, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son «Discours sur le Colonialisme" le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, "décivilisé" et "ensauvagé", dit-il, l'Europe.» (4) Son franc-parler a fait qu'elle n'allait pas souvent à l'Académie et lors d'une interview, elle s'interrogeait sur ce que réellement l'Académie attendait d'elle. Les repères identitaires: son combat de toujours Réaffirmant son identité elle déclare son arrimage à la sphère arabo-islamique en parlant des heures de la civilisation andalouse. Elle rend responsable la France coloniale qui en imposant le français aux Algériens a créé chez eux une réaction vers un ressourcement identitaire. «Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent aujourd'hui pour leurs droits de citoyennes(...) je me destinais à la philosophie. Passionnée, étais-je à vingt ans, par la stature d'Averroes, cet Ibn Rochd andalou de génie dont l'audace de la pensée a revivifié l'héritage occidental, mais alors que j'avais appris au collège l'anglais, le latin et le grec, comme je demandais en vain à perfectionner mon arabe classique. (...) En ce sens, le monolinguisme français, institué en Algérie coloniale, tendant à dévaluer nos langues maternelles, nous poussa encore davantage à la quête des origines.» (4) Cela ne l'empêche pas de parler d'acculturation heureuse: «(...) La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même; tempo de ma respiration, au jour le jour: ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure silhouette dressée sur votre seuil. (...)» (4) Modestement elle partage l'honneur qui lui est fait avec tous les intellectuels algériens: «La sobriété s'imposait, car m'avait saisie la sensation presque physique que vos portes ne s'ouvraient pas pour moi seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères - écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d'Algérie qui, dans la décennie quatre vingt- dix ont payé de leur vie le fait d'écrire, d'exposer leurs idées ou tout simplement d'enseigner... en langue française.»(4) La fierté d'appartenir à une Algérie, terre trois fois millénaire de culture Assia Djebbar parle d'un autre arrimage amazigh: «Il serait utile peut-être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors «française musulmane») alors que l'on nous enseignait «nos ancêtres les Gaulois», à cette époque justement des Gaulois, l'Afrique du Nord, (on l'appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine... J'évoquerai trois grands noms: Apulée, né en 125 ap. J.-C. à Madaure, dans l'Est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d'une oeuvre littéraire abondante, dont le chef- d'oeuvre L'Âne d'or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait, de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu'importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d'aujourd'hui. Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.-C, qui se convertit ensuite au christianisme, il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine (...) En plein IVe siècle, de nouveau dans l'Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute, de toute notre littérature: Augustin, né de parents berbères latinisés... Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l'Eglise: (...) son retour à Thagaste, ses débuts d'évêque à Hippone, enfin son long combat d'au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence. (...) Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb: en langue originale, ou en traduction française et arabe.» (4) Assia Djebar profitant de cette illustre tribune que la réception à l'Académie française, fait un plaidoyer pour la langue arabe: "rappelons dit-elle, que pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident; jusqu'à la fin du Moyen Âge. Après 711 et jusqu'à la chute de Grenade en 1492, l'arabe des Andalous produisit des chefs- d'oeuvre dont les auteurs, Ibn Battouta le voyageur, né à Tanger; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus grand mystique de l'Occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et de là, retournant à Cordoue puis à Fez.la langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques etc.). Ainsi, c'est de nouveau, dans la langue de l'Autre (les Bédouins d'Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l'Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d'entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldoun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie; il finira sa vie en 1406 en Orient; comme presque deux siècles auparavant, Ibn Arabi. Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d'écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui préférèrent s'exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.»(4) Avec courage elle tente une explication sur la nuit de l'intellect qui s'en est suivi dans le monde musulman: «Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l'intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. (...) Elle conclut en souhaitant au monde la guérison: «Mesdames et Messieurs, c'est mon voeu final de «shefa'» pour nous tous, ouvrons grand ce «Kitab el Shefa'» ou Livre de la guérison (de l'âme) d'Avicenne/Ibn Sina, ce musulman d'Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir, quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent... Je ne peux m'empêcher pour conclure, de me tourner vers François Rabelais, qui, à Montpellier, pour ses études de médecine, dut se plonger dans ce Livre de la guérison (...).»(4) Que peut-on en conclure? Ce sont ces géants de la pensée qu'il sera plus que jamais nécessaire de faire connaître à cette jeunesse pour en tirer une légitime fierté. Pourtant, nous avons la pénible impression que l'Algérie peine encore à être une et indivisible culturellement. On constate des développements culturels séparés et le vivre-ensemble est en train de se déliter au profit de aççabyah mortifère. La culture ce n'est pas seulement ramener à prix d'or des troubadours ou le soporifique du football pour amuser les jeunes et leur faire oublier leur quotidien, c'est aussi militer pour ce désir de vivre ensemble en leur donnant des repères identitaires qui leur évitent l'errance. C'est enfin réhabiliter l''histoire vraie de ce pays et donner à chacun son dû à l'aune de son apport à cette immense Algérie. A sa façon, Assia Djebar, ignorée superbement chez elle de son vivant, s'en est allée dignement, fièrement, sans m'as-tu-vu.. Comme Mostefa Lacheraf et bien d'autres, elle marqua son époque. Ces lignes de Victor Hugo tirées des Misérables me semblent aussi appropriées, pour les avoir proposés dans une contribution en hommage au professeur Aoudjhane disparu sans la reconnaissance de la nation: «Elle dort quoique le sort fut pour elle bien étrange. Elle vivait, elle mourut, quand elle n'eut plus son ange; La chose simplement d'elle-même arriva, Comme la nuit se fait quand le jour s'en va.» 1.http://www.lefigaro.fr/livres/2015/02/07/03005-20150207ARTFIG00082-assia-djebar-une-immortelle-disparait.php 2.Raphaëlle Leyris: Mort de l'académicienne Assia Djebar Le Monde.fr 07.02.2015 3.http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2007/01/14/print-2-48149.php 4.Assia Djebbar: Discours de réception à l' Académie française 2005