Placé dans le cadre des rencontres Sénac, le film le Soleil Assassiné a fait l'objet d'un délicat débat... Abdelkrim Bahloul est né le 25 octobre 1950 à Saïda en Algérie. après des études au Conservatoire national d'Alger (1968-1971), il s'installa en France où il obtient une maîtrise de lettres modernes (université de Paris III) et entra à l'Idhec pour suivre des études de cinéma (1972-1975). Il est ensuite opérateur de prises de vue à Antenne 2 et à TF1 de 1970 à 1980, puis assistant-réalisateur à TF1 de 1980 à 1983. Il signe deux courts-métrages la Cellule en 1975 et la Cible en 1978 et réalise son premier film après avoir quitté la télévision, le Thé à la menthe en 1984. En 1991, un Vampire au paradis est récompensé dans plusieurs festivals. En 1998, son troisième long-métrage les Soeurs Hamlet réalisé en 1997/98, reçoit le grand prix du festival international du cinéma méditerranéen de Valence, et le grand prix du festival Vues d'Afrique à Montréal. La Nuit du destin, film pour lequel Abdelkrim Bahloul a déjà remporté les prix du meilleur réalisateur et du meilleur film au All Africa Film Awards de Johannesburg est sorti en salle en mai 1999. Bahloul est aussi acteur en 2001 dans le film l'Autre monde de Merzak Allouache. Avec le Soleil assassiné, il signe en 2002 un film poignant, inspiré de la vie de Jean Sénac pour faire passer ses idéaux pour une Algérie libre, juste et démocratique. Ecoutons-le: L'Expression: Tout d'abord, on aimerait savoir si le film le Soleil assassiné est une oeuvre militante ou un hommage? Abdelkrim Bahloul: (...) moment de réflexion. Ce n'est ni un film militant ni un film engagé, ni un film hommage. Parce que pour rendre hommage à quelqu'un, il faut l'avoir connu. Moi, je n'ai pas connu Jean Sénac. Je me suis emparé de quelqu'un qui a vraiment existé sans que je le connaisse et j'ai essayé d'en faire un héros de cinéma. A la limite, en faire un peu une espèce de mythe parce que autant il était utile quand il était vivant en Algérie, autant maintenant sa mémoire, le souvenir de ce qu'il a été, nous est utile, nous est nécessaire pour que nous puissions, en Algérie, vivre dans un pays démocratique et entre l'Algérie et la France, qu'il y ait plus de relations, de fraternité parce que moi, je n'arrive pas à séparer mon algérianité et ma culture musulmane de mon instruction française et ma vie en France. J'ai fait un travail par le biais de la fiction de manière à donner le droit à des gens qui ne sont pas Arabes, qui ne sont pas musulmans, comme nous revendiquons, nous, Arabes en France, à être Français à part entière. Donc, quand j'ai voulu faire ce film lorsqu'il y avait la guerre entre le gouvernement et les islamistes. J'avais envie de dire: on est arrivé à la guerre parce qu'on n'a pas été de vrais démocrates et on n'a pas accepté la minorité. Car, soit c'est une majorité qui écrase la minorité, soit c'est une minorité armée qui écrase la majorité. Cela ne peut marcher qu'un temps. Cela finit toujours par une guerre, d'une façon ou d'une autre. La minorité peut être massacrée ou la majorité peut être écrasée par une minorité armée et le pays ne pourra jamais vivre paisiblement. Quand on regarde des pays comme la Tchétchénie, les Tchétchènes devaient rester dans la fédération russe. Les Tchétchènes, à partir du moment où cette minorité est opprimée, ils se défendent. Maintenant, il y a du terrorisme. Alors que par la discussion, par la démocratie, on pourrait arriver à une forme de gouvernement qui permettrait l'autonomie des Tchétchènes qui ne seraient pas assujettis au gouvernement russe et il n'y aurait pas de problèmes. Par la discussion, on peut régler tous les problèmes. Que répondez-vous aux gens qui, lors du débat qui a suivi la projection, affirment que vous avez noirci le tableau en donnant une mauvaise image de l'Algérie de l'époque? On ne peut pas se vanter de donner une mauvaise image de l'Algérie. L'Algérie n'existe pas. C'est un territoire constitué d'Algériens. On ne peut pas donner une mauvaise image d'un peuple. Parce que le peuple a toujours raison mais on peut donner une image critiquée de la façon de gouverner ou d'une idéologie quand on juge qu'elle n'a pas porté ses fruits, et qu'elle nous a opprimés. En tout cas, moi, en tant que jeune Algérien, en 1970 je n'étais pas à l'aise dans un pays qui voulait m'imposer une idéologie et qui se servait de ma vie. Ma vie ne peut appartenir à un gouvernement quel qu'il soit. Je suis un Algérien. Il y a eu un million et demi de morts, dit-on, officiellement pendant la guerre contre les Français pour que moi en juillet 62 je sois libre, je ne voulais pas après juillet 62 que des gens me commandent et me demandent quelque chose que je n'avais pas envie de faire. Parce que des millions de gens sont morts pour que les Algériens vivent libres. J'avais 18 ans et je n'acceptais pas cela! Vous faites tenir à Jean Sénac des propos assez acerbes à l'image de: «l'Algérie est un pays d'intolérance». Alors? Il dit: «Nous sommes dans un pays où vit l'intolérance contre des gens comme moi», et c'est vrai. Comme il était homosexuel, ils étaient intolérants vis-à-vis de lui. Aussi, comme il était Français, on n'avait plus envie de parler français après 8 années de guerre... Ce sont des propos assez durs... Non ! Chacun a le droit de dire ce qu'il pense. A partir du moment où tout le monde parle, on est obligé de trouver la résultante de toutes ces paroles et cela devient une résultante médiane qui permet à tous de vivre dans un seul pays. Tandis que, quand il y a une seule parole qui s'exprime, il y a fatalement des gens, que ce soit en minorité ou en majorité, qui sont obligés de se taire et qui vont vivre comme des esclaves, ou s'ils parlent, ils risquent d'aller en prison ou se faire massacrer. La liberté d'expression fait partie de la liberté de l'être humain. Pour moi, dire qu'on n'accepte pas l'oppression et l'intolérance, ce n'est pas tenir des propos méchants. Est-ce un film sur la vie de Jean Sénac ou sur la jeunesse algérienne de l'époque ? Si c'est le premier cas, pourquoi donc les faits ne collent pas à la réalité? D'aucuns ont trouvé certaines anomalies dans votre film... Moi, je n'ai pas connu Jean Sénac mais j'ai essayé de donner à partir d'éléments que j'ai eus en bibliothèque ou dans des livres bien à partir de témoignages auprès des dizaines et des dizaines de gens, qui ont connu Jean Sénac à partir de ses écrits, et des journaux, j'ai essayé de donner une image la plus fidèle partant de ces lectures et écrits, mais je revendique le droit à la fiction. Parce que je fais un film et un film ne peut pas raconter complètement jour après jour, seconde après seconde, la vie de quelqu'un. A la limite, j'aurais très bien pu mettre Albert Durand et faire une fiction totale et les gens auraient dit: «il parle de Jean Sénac en le faisant appeler Albert Durant». Cela n'aurait absolument rien changé. C'est mon droit de faire de la fiction y compris avec un personnage qui fait partie de notre paysage national, de notre héritage humanitaire. il n'est pas mort pour rien. Il dit: «Vous saurez que ma mort est optimiste. Ma mort va vous servir...». A travers lui, nous revendiquons notre liberté d'expression et la pluralité dans l'Algérie. Nous voulons différentes ethnies en Algérie et différentes pensées qu'elles soient théologiques ou idéologiques. On ne peut pas vivre dans un système unique. Parce qu'on vit dans un monde pluriel. Il y a des paraboles, les gens voyagent d'un continent à un autre et nous-mêmes, en tant que musulmans, nous vivons dans les pays étrangers au sein de populations étrangères qui n'ont pas la même idéologie et pourtant nous vivons bien. Il n'y a aucune raison que nous nous renfermions sur nous-mêmes. Ce n'est pas logique et ce n'est pas vivable. Dieu a créé les êtres humains sur une seule Terre. On peut vivre tous ensemble quelles que soient nos idéologies et nos religions. L'Algérie doit être un pays comme les autres pays du monde. Si la parole de Jean Sénac a servi à quelque chose. Pourquoi la réalité de ces 10 dernières années n'a été que sang et désarroi? Je n'ai pas dit que la mort de Jean Sénac a servi à quelque chose. Sénac quand il était là, il avait le courage de dire ce qu'il pensait, comme il le voulait. Il a été assassiné. Est-ce un crime crapuleux, perpétré par des amis, est-ce un crime commandité? Personne ne le sait. Et à la limite, ce n'est pas important. Ce qu'il a fait dans sa vie d'homme, c'est militer pour la liberté, pour le socialisme, pour la fraternité du peuple algérien, de tous les Algériens. Il faut fructifier cette mort. Il ne faut pas qu'il soit mort pour rien. Sa mort doit servir à dire: «ne refaisons plus jamais ça.» Qu'il n'y ait jamais cela. La guerre qui s'est déclarée chez nous de 1991 à nos jours, ne doit plus exister. Nous sommes tous des Algériens, de la même race. Il y a des Kabyles, des Arabes, des Berbéro-arabes. On peut tous vivre ensemble. Il y a des gens qui sont musulmans très pieux, d'autres pas pratiquants. Qu'est-ce qui les empêche de vivre ensemble? Nous avons droit à la démocratie. D'une façon générale, à l'intérieur même de l'Islam, il y a cette tolérance. Nous voulons être gouvernés par notre propre volonté politique. C'est-à-dire les gens qu'on place au pouvoir et qui deviennent président ou député doivent exprimer la réalité des populations qui les ont élus. Ils ne doivent pas nous infliger quelque chose avec laquelle nous ne serions pas d'accord. Il n'y a que la démocratie pour rétablir les différences, les écarts. Si elles ne sont pas rétablies, elles engendreront des agressions et des guerres civiles...Sénac est mort. Il a été assassiné. On ne veut plus de ça. Il y a eu la guerre en Algérie pendant plus de 10 ans, on ne veut plus de ça. Et si le film possède une moralité, ce serait: la liberté n'est pas donnée par un gouvernement ou par X ou Y. C'est nous qui la faisons toujours. Chaque Algérien et chaque Algérienne doit défendre sa liberté seul et ce n'est que comme cela que nous serons un peuple extraordinaire qui aura la paix définitivement et pourra s'ouvrir sur le monde.