«Il était vaincu par sa conquête...» Victor Hugo Une fois de plus, mon ami Hassan m'a sérieusement sermonné: il m'a reproché les thèmes usés que je traine dans ma chronique et les lassantes répétitions dont je me rends coupable au moment même où certains naïfs célèbrent la Journée de la liberté de la presse. Je lui ai répliqué vertement qu'au lieu de faire quotidiennement des revues de presse à son seul usage, il devrait s'engager dans un de ces services de censure où l'on attend chaque matin le journaliste, le chroniqueur, l'éditorialiste, les ciseaux... ou une convocation à la main...Ce n'est pas de ma faute s'il n'y a rien de nouveau sous le brûlant soleil d'Afrique: les pauvres s'appauvrissent et les riches s'enrichissent! Je suis ainsi fait. Tu te souviens de l'anecdote fameuse du scorpion et du crapaud? Le scorpion a demandé au crapaud de lui faire traverser un cours d'eau, et le batracien a refusé, redoutant la nature agressive de l'arachnide. Le scorpion l'a assuré qu'il ne se risquerait pas à le piquer puisque sa propre survie dépendait de lui. Le scorpion monta sur le dos du crapaud qui commença à nager avec la peur au ventre. Arrivés au milieu du gué, le scorpion, ne pouvant plus se retenir, piqua le batracien qui, dans un dernier soupir, exhala: «Je te l'avais bien dit!». Tous deux moururent dans le ruisseau. La nature du scorpion avait pris le dessus sur la raison. Ainsi, comme tu me vois, cher Hassan, comment puis-je applaudir à tout ce qui se passe ici depuis si longtemps? Tu te souviens, toi qui as lu tant de livres, des Carnets du major Thompson de Pierre Daninos, ce livre qui exaltait l'entente cordiale entre la France et l'Angleterre, malgré les différences de mentalité. Au début de l'essai (plein d'humour fin comme tu aimes), il y avait une coupe du cerveau du major, comme au scanner, si le scanner avait existé dans les années 1950. Eh bien, si tu fais une coupe de mon cerveau, tu comprendrais vite que je ne suis qu'un Algérien moyen, s'il en existe encore, puisque la classe moyenne a commencé à disparaître dès les années 1980, avec l'arrivée du capitalisme sauvage et des cannibales. Tu trouverais une couche importante à la base, celle de l'ère primaire et de l'antécambrien, composée de données héréditaires qui résument 3000 ans d'histoire, des fresques du Tassili jusqu'à la bataille de Zama. Ensuite, tu trouveras une couche mince, alors très mince, de diverses strates où Phéniciens, Carthaginois, Romains, Byzantins se bousculent. Enfin, tu trouveras le noyau où réside l'apport arabe avec ses certitudes, ses brillances et ses parties obscures. A la surface, tu auras l'époque coloniale, avec ses cratères, ses stigmates et des étincelles placées par l'enseignement des siècles des Lumières, de la IIIe République laïque et insensible à la souffrance humaine des indigènes. Et enfin, un vernis qui résumera les quatre décennies de désillusions qui ont suivi la liberté retrouvée. Les promesses non tenues, les répressions sournoises, la gestion à la une des affaires publiques, le régionalisme, le sectarisme, la censure bête et méchante, l'insularisation du pays et puis les pénuries...As-tu songé à compter le nombre de pénuries qu'a subies le peuple sans tenir compte de celles des informations: les piles, les oignons, le savon, le sucre, le café, l'insuline, le fil chirurgical, les pièces détachées au prix Sonacome, la raréfaction de l'eau, les baisses de tension, les interdictions de marches de protestation...Et pendant ce temps-là, il y a des gens qui vivent comme des Américains. Ton pouvoir d'achat chute chaque jour plus vite que le prix du baril! Ah, j'ai oublié l'apothéose: on nous prévoit une pénurie de médicaments. Encore un coup bas de la part de ceux qui se soignent et préfèrent mourir à l'étranger! Et tout cela dans le silence assourdissant des syndicats, des partis, des ligues, des cliques, des meutes...