«Déjà, vous n'êtes plus que pour avoir péri...» Aragon Dans la tempête qui secoue le monde des affaires, il est difficile de se concentrer sur l'essentiel tant les échos qui nous parviennent provoquent de véritables séismes dans l'échelle de nos valeurs les plus sacrées. Cependant, il est des hommes qui restent imperturbables et insensibles aux pitoyables gesticulations qui ont lieu derrière le rideau opaque du grand théâtre d'ombres et restent fidèles aux idées de leur jeunesse, celles qui les ont poussés hors des murs du lycée où ils menaient, en privilégiés, une existence studieuse. Mon ami Hassan est de ceux-là! A chaque date commémorative, il s'empresse de téléphoner à tous ceux avec qui il possède des atomes crochus pour partager avec eux des moments d'émotion en souvenir du sacrifice suprême d'êtres qui lui sont chers. A moi, il me demande généralement de commettre un petit papier pour rendre hommage aux hommes que l'on a connus et dont le souvenir alimente souvent nos conversations. Ce 19 Mai, il m'a gentiment demandé d'unir ma voix à celles, heureusement nombreuses, qui vont rendre un vibrant hommage à Taleb Abderrahmane, le jeune étudiant, héros de la bataille d'Alger, étudiant en chimie qui a rejoint le maquis de la Wilaya III historique avant d'être affecté à la Zone autonome d'Alger. Ne connaissant de ce chahid que ce que racontent les médias, j'ai exprimé mon profond regret à mon ami Hassan et lui ai proposé à la place, non pas un hommage, mais une pensée à un jeune inconnu disparu dans la tourmente de la «bleuite», dans le caniculaire été 1958. C'est en cherchant sur la Toile, les photographies des anciens élèves du lycée de Ben-Aknoun, que j'ai retrouvé les jeunes visages de gens que j'ai connus à l'âge adulte: ils étaient en majorité des fils de caïds, de cadis ou de titulaires de professions libérales. Parmi tous ces visages, l'un deux ressortait tant par la grâce que la finesse de ses traits. Tahar était fils de caïd. Il perdit son père en 1945 dans des circonstances assez troubles: le meurtre était attribué, selon certains, à des nationalistes qui lui reprochaient la gestion de leur petit village niché au milieu de cette pauvre région appelée alors Haut-Sébaou, d'autres prétendaient que ce n'était qu'une vendetta parmi tant d'autres... Tahar et sa fratrie quittèrent leur village natal pour se réfugier chez leur grand-mère qui était notre cousine et voisine. C'est là qu'il alla à l'école avant de partir suivre les cours du secondaire à Ben Aknoun. C'est là que la grève des étudiants le surprit en 1956. Comme tous ses camarades, il observa scrupuleusement la grève et l'administration du lycée l'expulsa. Il vit sa scolarité stoppée à 16 ans. Il revint au village pour reprendre le laboratoire-photo que tenait son oncle. Un oncle au demeurant franc du collier, qui ne mâchait pas ses mots, qui quitta le village (comme beaucoup d'autres, d'ailleurs) avec son violon dès que cela a commencé à sentir le vinaigre. A l'époque, le métier de photographe était très prisé car les laisser- passer et les papiers nécessaires pour circuler dans une insécurité généralisée et les services de Tahar étaient fort demandés. On le soupçonnait même qu'étant étudiant, il participait aux badigeonnages des slogans pro-FLN qu'on retrouvait au petit matin sur les murs lépreux de la place publique. Toujours est-il que la dernière image de lui que je garde est celle d'un jeune homme négligemment accroché à une branche de figuier et qui me disait que j'avais de la chance de partir en colonie, en France. Un mois après, quand je revins, il avait disparu: certains racontaient qu'il servait d'agent de liaison entre un agent des services français infiltré dans les maquis et le lieutenant de la SAS du chef-lieu communal. Avait-il été abusé par un traître ou bien avait-il agi sciemment? A 17 ans, il est difficile de faire la part des choses.