Contre les usages et l'esprit de la Constitution, le président islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan a pris la tête de la campagne de son parti pour les législatives du 7 juin, qui s'annoncent comme les plus délicates depuis son arrivée en pouvoir. Vainqueur de tous les scrutins depuis 2002, son Parti de la justice et du développement (AKP) reste le grand favori des prochaines élections générales. Mais, victime notamment du ralentissement de l'économie, sa position dans l'opinion s'est affaiblie, au point selon certains sondages de menacer sa majorité absolue. Chef du gouvernement pendant onze ans, M. Erdogan a été élu en août dernier à la présidence et cédé, sur le papier, la tête de l'exécutif et de l'AKP à son ex-ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu. Mais de fait, il a gardé les rênes du pays face à un Premier ministre bien moins populaire et, à l'approche du scrutin du 7 juin, pris résolument le contrôle des opérations électorales, malgré la Constitution qui lui impose une stricte neutralité. Depuis des semaines, M.Erdogan enchaîne les discours au rythme d'au moins deux par jour, dûment retransmis en intégralité par les chaînes d'information. Officiellement, ces «conversations» relèvent du strict cadre de ses activités présidentielles. Cette semaine, il a ainsi inauguré un aéroport, ouvert un congrès de chauffeurs de bus et fêtera aujourd'hui à Istanbul, devant des dizaines de milliers de partisans, le 562e anniversaire de la chute de Constantinople Si ses estrades sont soigneusement nettoyées de tout calicot aux couleurs de l'AKP, les paroles du chef de l'Etat sont, au contraire, ouvertement partisanes. A chaque fois, il promeut les réformes du gouvernement, tance ses rivaux et, surtout, appelle à voter pour ceux qui défendent le «régime présidentiel» qu'il souhaite. Avec un objectif clair: «il faut donner 400 députés au parti qui défend ce système». «Erdogan a pris les commandes parce qu'il estime que son successeur à la tête du parti et du gouvernement n'est pas assez bon pour lui garantir le nombre de sièges de députés dont il a besoin pour réformer la Constitution à sa manière», résume Soli Özel, professeur de sciences politiques de l'université Kadir Has d'Istanbul. Car, crucial pour l'AKP, le scrutin du 7 juin l'est encore plus pour l'avenir du président. Si le parti au pouvoir rafle les deux tiers des 550 sièges de députés, il pourra voter la réforme destinée à renforcer les pouvoirs du chef de l'Etat. S'il n'en obtient que les trois cinquièmes, il pourra la soumettre à référendum. Sinon, son ambition s'écroulera. Conscients des enjeux, les adversaires de M.Erdogan ont vivement dénoncé son entrée en campagne. «Il fait des discours partisans, c'est une violation de la Constitution», a jugé le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), Kemal Kiliçdaroglu. L'opposition a tenté par tous les moyens de faire taire la «propagande» présidentielle en saisissant le Haut-conseil électoral (YSK) puis l'instance de contrôle de l'audiovisuel (Rtük). En vain. En dernier recours, elle a déposé jeudi une requête auprès de la plus haute instance judiciaire du pays, la Cour constitutionnelle.