«Imaginons le mépris, imaginons la misère noire, la famine, la maladie, la brutalité des rapports humains, l'analphabétisme et l'inculture. Imaginons l'arrogance des étrangers, leur indifférence au bas mot, la timidité et l'échec des tentatives libérales,imaginons la haine.» Malgré l'acharnement séculaire des pays riverains de la Méditerranée contre la Régence, il faut avoir à l'esprit que la Régence d'Alger a marqué pendant trois siècles les relations internationales. A titre d'exemple et en ce qui concerne les Etats- Unis, la Régence d'Alger a été le premier pays au monde à reconnaître le nouvel Etat en 1789. Elle a été aussi l'une des premières puissances à reconnaître la République française après la chute de la royauté en 1793 et à l'assister pendant la période difficile de 1794 en lui envoyant du blé et de la viande et ceci, en dépit de l'opposition nette de l'Angleterre. Cette dette impayée par la France amena le Dey à donner un soufflet au consul français Deval et fut, nous dit-on, à l'origine de l'invasion de l'Algérie. Il n'en est rien. Les causes profondes, il faut bien le dire au risque de verser dans le «politiquement incorrect» par ces temps de «salamalecs», étaient minutieusement préparées, il faut lire pour cela le rapport du marquis de Clermont Tonnerre, ministre des Affaires étrangères au roi Louis XVIII en 1827. On y trouve en bonne place, la haine de la Régence, de la course, et aussi la lutte de la croix contre le croissant. C'est dire si «le choc des civilisations» doctrine chère à Samuel Huntington ne date pas d'aujourd'hui. L'incident du «chasse-mouche» était providentiel pour la royauté, et s'il n'avait pas eu lieu, il aurait fallu l'inventer. Le pourquoi d'une lutte incessante Pourtant l'invasion de l'Algérie un matin de juillet 1830 a été, à plus d'un titre, un choc et un déni pour la dignité humaine. Pendant 130 ans les Algériens ont souffert du manque de considération; sans vouloir rouvrir de vieilles plaies, il faut bien convenir que les Algériens ont subi de la part du pouvoir colonial les pires brimades. Pour résumer vite et aller à l'essentiel, je veux faire miennes deux citations: celle de Jean Daniel qui écrit à propos de la situation misérable des Algériens: «Lorsque l'on voit ce que l'occupation allemande a fait comme ravage dans l'esprit français, on peut deviner ce que l'occupation française a fait en Algérie». J.Daniel. Le temps qui reste. Editions Flammarion. Paris (1972). J'emprunte de même, à Roger Bonnaud l'appréciation, sans fioriture, suivante: «Imaginons 4 millions d'Allemands ou de Russes établis en France par le droit du plus fort et mettant en coupe réglée un pays exsangue se ménageant un revenu moyen 20 fois supérieur au nôtre (ceux des Français de la métropole : ndlr) et tous les privilèges d'une caste supérieure». «Imaginons l'indigénat, l'absence de droits politiques, la burlesque institution des deux collèges, les élections truquées, la mauvaise foi des promesses jamais tenues, l'arbitraire policier, la ségrégation raciale, les sobriquets insultants, les coups de pied au cul». «Imaginons le mépris, imaginons la misère noire, la famine, la maladie, la brutalité des rapports humains, l'analphabétisme et l'inculture. Imaginons l'arrogance des étrangers, leur indifférence au bas mot, la timidité et l'échec des tentatives libérales,imaginons la haine». «La révolte éclatera, la colère longtemps contenue ne distinguera guère entre les privilégiés et leur soutien en uniforme. Elle aura des aspects inutilement frénétiques et cruels. On s'apercevra que les victimes des révoltés sont les victimes de la France, de la présence française, car l'Algérie cruelle que nous assumons, c'est la France qui nous l'a faite». R.Bonnaud. Revue Esprit. Paris. Juin (1957). La révolte était inévitable : une poignée d'hommes sans moyens, avec une immense conviction sur la légitimité du combat, mirent en oeuvre un révolution qui devait servir de modèle à bien des mouvements de libération de par le monde. Des thèses ont été soutenues sur la révolution algérienne pendant cette période. Pendant près de huit ans, la guerre fut de part et d'autre sans merci. Elle déboucha sur l'indépendance chèrement acquise La révolution du 1er Novembre 1954 est pour plusieurs générations une date symbolique pour toute l'Algérie. Une date qui est censée être le début d'une nouvelle ère. La continuité d'un combat pour certains et la fin d'une époque pour d'autres ... Sans vouloir diminuer de la réelle aura de la glorieuse révolution de novembre, il faut cependant clamer haut et fort que ce n'est pas la seule bataille du peuple algérien depuis plus de 25 siècles. Il y eut des batailles aussi épiques. Le 1er Novembre 1954 est le dernier épisode symbolique du combat incessant du peuple algérien. Cet acte est, à n'en point douter par ces temps d'incertitude et d'errance, fondateur de la nation algérienne des temps modernes. Pourtant il faut bien avoir à l'esprit que plus de 75% de la population est née après le 1er Novembre et n'a pas été exposéé à la condition infrahumaine de l'Algérien durant la colonisation. Personne ne parle plus du mythique FLN que l'on assimile trop souvent avec son ombre que se partagent des redresseurs et des gardiens du Temple. Nous avons besoin de réhabiliter le FLN de tous les Algériens. Boudiaf, avec sa lucidité coutumière, disait que «le FLN était mort en 1962». Dans son esprit, la mission du glorieux FLN était terminée en 1962. Il fallait inventer une nouvelle forme de gouvernance pour prendre en charge les défis de l'après-indépendance, et qui sont naturellement différents de ceux de la lutte pour l'indépendance. Pour en revenir à cette symbolique du 1er Novembre, qui appartient à tous les citoyens sans exclusive, et pas seulement à une hypothétique famille révolutionnaire ! le moment est venu de penser à ériger un institut de la mémoire où notre Histoire, plusieurs fois millénaire, sera étudiée sans état d'âme, en mettant en lumière les évènements qui nous valorisent, comme nos pages sombres. S'agissant de la période coloniale, c'est peut-être le moment aussi de jeter un pont entre les historiens algériens, dont c'est la compétence et le métier, et les historiens français. Une histoire apaisée pourra alors s'écrire à deux mains. L'Algérie : cinquante ans après le déclenchement de la révolution Qu'est devenue l'Algérie? Quarante-deux ans après l'indépendance? et cinquante ans après le déclenchement de la révolution une jeunesse exubérante qui a un ardent désir de vivre. A l'indépendance, la force de frappe du système éducatif était de 200.000 élèves et de 500 étudiants pour 8 millions d'habitants. Le désir d'apprendre était ce faisant irrépressible. L'Etat a investi pendant plus de quarante ans des sommes énormes. Cependant, la massification n'a pas permis une éducation de qualité, le manque cruel d'enseignants à peine trois cents enseignants, a amené l'Algérie à faire appel à la coopération internationale. 26 nations contribuaient chacune avec «son idéologie», à façonner l'imaginaire du jeune Algérien. Le risque est d'ailleurs grand de rééditer par la volonté de recruter des coopérants, si cela n'est pas fait avec beaucoup de discernement, les travers que nous avons connus dans les années soixante-dix. Dans un contexte international extrêmement tendu, des défis de tout ordre mettent l'Algérie à l'épreuve, La décennie rouge où l'on a vu les Algériens se déchirer pour un projet de société par la violence. A cette époque, l'Algérie s'égosillait dans le désert et tenait par tous les moyens de garder debout les invariants d'un Etat. Il n'y a pas eu de collapsus car malgré cela, les institutions continuaient à fonctionner. Pendant cette époque la plus dure 1990-2000, le nombre d'élèves a augmenté de plus de 200.000, le nombre d'étudiants, la force vive de la nation, a été multiplié par deux. L'Algérie de 2004, ce sont 32 millions de personnes dont 70 % constituent la jeunesse. L'Algérie de 2004 c'est près de plus de huit millions d'élèves et 750.000 étudiants, c'est 35 villes universitaires. C'est dire si en l'espace de quatre décennies, une grande partie du retard du système éducatif a été rattrapé. Que représente pour la jeunesse qui n'a pas connu la guerre, le déclenchement de la révolution et la lutte pour l'indépendance? Cette symbolique n'est pas seulement une date dans l'histoire, c'est celle d'un défi au quotidien dans un monde de plus en plus dur pour les pays les plus vulnérables. Les jeunes Algériens de la troisième génération ont besoin de connaître le 1er Novembre et ses valeurs indexées sur le XXIe siècle. Le message transcendant de la glorieuse Révolution de Novembre. Révolution qui est celle de la lutte d'un peuple pour des valeurs de liberté, de tolérance et de démocratie. D'immenses défis nous attendent, l'unité d'un cap est plus que jamais nécessaire. A bien des égards, nos atermoiements rappellent étrangement les discussions des autorités byzantines sur «le sexe des anges», au plus fort du danger de l'encerclement de Constantinople par les Ottomans. De par le monde, les pays développés se regroupent pour mieux lutter contre une mondialisation inhumaine qui impose aussi la culture dominante. Ce n'est pas malheureusement des pays du Sud en pleine débâcle économique et surtout en pleine errance identitaire, voire religieuse. Il semble que pour une grande part, la mondialisation en soit responsable. Dans un rapport célèbre «Le rapport Lugano»,rapporté par Susan Georges dans un article du Monde diplomatique, j'avais, il y a quelques mois, pointé du doigt les stratégies mises en place par les pays occidentaux dominants, menant à une atomisation et à une balkanisation des peuples. Une phrase m'avait frappé : «Il faut que les peuples - à asservir - ne se préoccupent pas de construire, mais ils doivent passer leur temps à se demander ce qu'ils sont». Susan Georges dans C.E. Chitour: La mondialisation: espérance ou chaos? Editions Anep. 2002. Nous avons besoin de solidarités, nous avons besoin d'être en paix avec nos voisins. C'est un leurre et une vaste tromperie que de croire ou de laisser croire que l'Algérie «pays des miracles» peut s'en sortir seule. Notre monde vit à l'heure de tous les dangers. Les nouvelles menaces qui pèsent sur notre avenir se font plus pressantes, et l'on assiste à un retour de tentations qui, dans l'histoire, ont toujours mené au pire. La tentation du repli sur soi, du réveil des identités agressives ou guerrières, en réaction à un monde qui tend à s'uniformiser. La tentation aussi de la fuite en avant, du recours à la force, de l'affrontement au nom du divin participe elle aussi d'une déstabilisation jamais connue dans le monde. Avec l'ancienne puissance coloniale, il ne faut pas que le fossé d'incompréhension s'élargisse. Nous avons besoin d'une coopération dans la dignité, forte avec la France au nom de l'histoire et du capital culturel qui a été sédimenté dans le sang et la douleur. A juste titre, Daniel Bernard, ambassadeur de France en Algérie, parle pour sa part d'une «volonté forte» de part et d'autre de la Méditerranée pour «construire une relation nouvelle, ferme et durable et au-delà de l'écume de l'actualité, une relation résolument tournée vers l'avenir qui donne à l'Algérie, à travers la France, une ouverture sur l'Europe et à la France, à travers l'Algérie, une ouverture sur le monde arabe et africain.» Si la glorieuse révolution de novembre a été pour plusieurs générations un fer de lance, un repère et un motif de fierté, force est de constater que «l'aura» qu'elle a suscitée dans le monde aussi bien dans le tiers monde, que dans les pays du Nord a terni. Les gouvernants successifs n'ont pas su ou pas pu convertir ce formidable espoir en moteur de développement, de démocratie et de bien-être pour les Algériens qui n'en finissent pas d'attendre le Messie «Moul assa'a» capable de les sortir définitivement de l'enfer du sous-développement. Plus que jamais l'Algérie devra renoncer à ses ambivalences qui la laissent toujours au milieu du gué, s'agissant des grands dossiers déterminants pour le pays. Plus que jamais il faut tordre le cou aux légitimités qui ne sont pas le fruit du savoir, de l'effort et de la sueur. Plus que jamais nous devons tous ensemble faire émerger l'homme nouveau, qui ne puise pas sa légitimité dans une exécrable «‘acabya du népotisme» ou pire encore, d'une famille révolutionnaire synonyme de conditions sociales usurpées à nos valeureux chahids. Cette Algérienne et cet Algérien, bien dans leur peau, hypnotisés (e) par les conquêtes positives de la science, devront, à leur façon, continuer la révolution sous de formes nouvelles en s'adaptant et en inventant chaque jour une nouvelle façon d'être fier Algérien. Alors, alors seulement, le message du Premier Novembre prendra toute sa signification et nos valeureux martyrs pourront, enfin, reposer en paix.