Développant des idées d'une extrême originalité, Belaïd Abdesselam n'a rien perdu de sa verve et de cette fraîche sincérité qui lui a valu tant d'ennemis, et d'amis aussi. Situant la renaissance définitive de la nation algérienne une fois vaincus les drames de 1990, il exprime des avis extrêmement intéressants sur toutes les questions liées de près ou de loin au cinquantenaire de la guerre de Libération nationale, y compris la crise du FLN, la réécriture de l'histoire et les évènements d'Octobre 1988. L'Expression : Acteur de premier plan de la guerre de Libération nationale, quels sentiments vous inspire la célébration de ce soulèvement populaire? Belaïd Abdesselam : Il s'agit d'un sujet, certes, vaste, mais extrêmement précis concernant certains points. Je n'ai pas été un grand acteur comme vous le dites. J'ai participé, comme tant d'autres. Les sacrifices qui s'imposaient à vous ne concernaient quand même qu'une poignée d'Algériens... Peut-être. Il existe des gens qui acceptent de se donner pour une cause qui ne concerne pas leur étroite personne. Je suis heureux de compter parmi ceux-là. La première pensée qui me vient à l'esprit, en ce cinquantenaire, c'est un grand bonheur d'être encore là. L'Algérie d'aujourd'hui est loin d'être celle de 1954. Pas mal de chemin a été parcouru dans le sens le plus positif qui soit. Je me garderais soigneusement de donner du crédit à ceux qui disent que l'Algérie coloniale était meilleure que celle d'aujourd'hui. Il s'agit de gens qui, poussant le bouchon beaucoup trop loin, ne cherchent rien moins qu'à nier l'évidence. Ce que je dis ne veut pas dire non plus que l'Algérie d'aujourd'hui n'a pas de problèmes. Mais ils n'ont rien à voir avec ce que nous vivions sous le joug colonial. Cela est très important à souligner. Même si beaucoup de progrès ont été réalisés, les problèmes aussi ont été décuplés puisque les quelque 9 millions d'Algériens de 1962 sont devenus 30 millions aujourd'hui. J'ose à peine imaginer ce que serait notre situation si le colonialisme était encore en place. En substance, le Premier Novembre a été un acte fondateur extrêmement positif. Le mérite de ceux qui ont décidé de déclencher la lutte armée est d'autant plus important que le parti traversait, à cette époque, la plus grave de ses crises. Il a donc fallu se jeter désespérément dans la mêlée pour sauver le mouvement nationaliste révolutionnaire et le pays en cas de réussite, ou ne rien perdre du tout en cas d'échec puisque nous n'avions plus rien. Nous n'avons hélas pas évité l'affrontement interne avec les messalistes. On a surmonté la cassure sans l'éviter hélas. Un grand débat avait eu lieu au comité central dont j'étais membre. On ne peut pas refaire l'histoire hélas, mais l'attitude des partisans de Messali était des plus menaçantes en direction de notre mouvement. Je souligne au passage qu'il y a une tendance qui se dessine de part et d'autre de la Méditerranée, laquelle tend à démontrer qu'en fin de compte le Premier Novembre a été une erreur. L'erreur, ici, réside à leurs yeux dans le fait d'avoir eu recours aux armes. Ils estiment, à l'appui de leurs dires, que si nous avions attendu encore un peu, les choses auraient évolué dans le même sens, quitte à prendre un peu plus de temps, mais en nous évitant beaucoup de morts et autant de drames. Tout cela, en définitive, n'est pas innocent. Le but recherché est de dénigrer la révolution et le sursaut salvateur du peuple algérien. Nous autres nationalistes considérons que l'Algérie était indépendante au moment de l'invasion française. Le fait que ce pays admette qu'il y a eu guerre d'Algérie en est une preuve en soi puisqu'on ne fait pas la guerre à un pays qui n'est pas indépendant. Une certaine partie de l'opinion française n'admet toujours pas que l'Algérie soit devenue indépendante. La nostalgie de ces gens est d'autant plus forte qu'ils pensaient que sans eux, nous ne nous en sortirions jamais. C'est pour cette raison qu'un fantastique travail de dénigrement de la guerre de Libération Nationale est effectué, notamment, en direction de la jeunesse algérienne, plus fragile parce qu'elle n'a pas connu nos sacrifices, ni la situation de l'époque qui rendait impossible tout autre forme d'action. C'est dans le même contexte, du reste, que je me permets d'enchaîner pour dire que faire l'histoire est une chose, la dénigrer en est une autre. Beaucoup se cachent donc derrière sa supposée réécriture pour abonder dans le sens de la dévalorisation du Premier Novembre. La situation est tellement grave que je déplore le manque de réactivité non seulement des pouvoirs publics mais de la société algérienne elle-même puisque c'est sa propre gloire que l'on tente ainsi de lui confisquer. J'ose espérer quand même que le peuple algérien donne la preuve de sa propre maturité en n'attribuant pas beaucoup d'importance à de pareilles campagnes. En effet, on ne peut pas juger l'Algérie, excusez-moi pour ce que je vais dire, d'après ce qu'en écrivent certains journaux qui ne reflètent guère la réalité ambiante. Une élite, qui du moins prétend l'être, sans être en symbiose avec son peuple, ne sert à rien. Abassi Madani a su galvaniser les foules bien plus et bien mieux que cette prétendue élite pourtant défendue farouchement par de très hauts responsables. Il faut revenir sur soi-même et se corriger tant que faire se peut. Bien entendu, nous sommes les victimes de l'histoire. Pour ma part, je m'exprime beaucoup mieux en français qu'en arabe, ce qui veut tout dire. A l'évocation de ce bilan positif, nous sommes tentés de vous demander si cela concerne également l'évolution de l'Algérie post-indépendance? Il y a pas mal de nuages sombres à l'horizon. L'Algérie aurait pu se porter beaucoup mieux. Nous avons gâché beaucoup de chances. Mais là encore il faut s'en remettre à l'histoire. Par exemple, les épreuves que nous avons vécues dans les années 90, par-delà les ravages qu'elles ont causés, ont constitué la deuxième grande bataille gagnée par l'Algérie. Beaucoup de gens, ici et ailleurs, considéraient que l'Algérie était une création artificielle. Quand on aura surmonté ce terrible drame, nous nous apercevrons que l'Algérie a historiquement gagné son droit à la vie durant ces années de sang et de larmes. L'Etat ne s'est pas effondré. L'Armée, en tant qu'institution, y a joué un rôle prépondérant. Mais rien de cela n'aurait été possible sans le concours entier du peuple algérien. Depuis 1962 à ce jour, l'Algérie a connu une sorte d'épanouissement. Cela ne veut quand même pas dire qu'elle a réglé tous ses problèmes. Nous avons prouvé que finalement la révolution était justifiée, pas seulement sur le plan moral et revendicatif. L'on ne mentait pas au peuple quand on lui disait que sa situation serait meilleure une fois l'indépendance acquise. La révolution de Novembre n'a pas été populiste. Pour ceux qui se souviennent de cette époque, la force coloniale avait déployé un effort considérable pour contrer les promesses du FLN. C'était tellement vrai que même la réalisation des écoles et des centres de santé était inscrite par De Gaulle dans le chapitre propagande. Il faut avoir vécu sous le joug colonial pour prendre la pleine mesure de toutes les améliorations réalisées depuis. Nous avons, hélas, vécu une expérience interrompue avec le décès du président Boumediene alors que dans les pays en voie de développement, toute expérience doit être menée à son terme. Les turbulences qui en ont résulté ont donné lieu à Octobre 1988 et la colère de ces masses que l'on cherchait à contenter. Quel regard portez-vous sur le rapprochement historique et exceptionnel entre Alger et Paris alors que cette dernière refuse toujours de reconnaître ses crimes et de faire amende honorable? Ecoutez, aussi loin que vous remontiez dans l'histoire du mouvement national, jamais nous n'avons bâti notre relation avec la France sur la haine. Preuve en est que nous avons donné à la langue française, après l'indépendance, une dimension qu'elle n'a jamais connue même du temps de la colonisation. Toute notre démarche, jusqu'à l'aboutissement des accords d'Evian, visait à changer la nature des relations entre l'Algérie et la France, loin de toute domination. Nous avons toujours oeuvré à ce que ces nouvelles relations soient basées sur le respect mutuel entre deux partenaires à parts égales. Nous n'avons pas besoin de demander des excuses à la France. Nous ne pouvons que nous féliciter que les relations se réchauffent entre les deux pays. Certes, nous ne sommes plus aux années 1960, quand Georges Pompidou déclarait que, pour la France, l'Algérie était la fenêtre étroite par laquelle devait passer sa coopération avec le monde arabe et l'Afrique. Néanmoins, nous devons veiller à ce que ce rapprochement ne s'opère pas au détriment des intérêts de l'Algérie. Nous demandons d'être respectés et de ne pas être traités comme des mineurs. Pour ce qui est des excuses, l'histoire reste ce qu'elle est, et personne ne peut renier une partie de celle-ci. Il ne faut pas prendre en exemple ce qui se passe entre les Allemands et les juifs. Les Allemands s'excusent parce qu'ils ont été défaits et non pas à cause d'un quelconque sentiment d'avoir commis une injustice. A l'intérieur de l'Hexagone, le problème se pose entre Français. C'est une partie de ceux-ci qui doit peut-être des excuses à une autre. Les Français nous ont colonisés par la force et ont commis beaucoup de crimes comme tous les colonisateurs. Nous nous sommes libérés par nous-mêmes. On ne leur doit rien. Les colonisateurs sont des agents involontaires de l'histoire. C'est ainsi qu'elle avance. Les colonisateurs français, au même titre que les autres colonisateurs européens, n'ont jamais été des missions civilisatrices. On parle beaucoup depuis quelque temps de la réécriture de l'histoire. Qu'en est-il pour vous, sachant que vous avez occupé des postes-clés aussi bien durant la guerre que pendant une bonne partie de l'époque de l'Algérie post-indépendante? Il faut d'abord essayer de situer de quoi l'on parle. S'il s'agit de l'histoire que l'on enseigne dans les écoles, depuis l'enfance jusqu'à la majorité, il ne faut pas leur raconter les crimes commis. Il leur faut quelque chose qui les rassure et les conforte dans leur amour de la patrie. Nous ne sommes pas les seuls à le faire. La France, puisque c'est l'exemple communément pris, ne signale que vaguement les côtés négatifs de son histoire dans les manuels scolaires. Les vérités toutes nues ne peuvent être dites qu'une fois atteinte une certaine maturité qui permette de digérer cela sans perdre foi en ses idéaux. Ce n'est qu'à ce moment que l'histoire s'élargit et explore de nouveaux horizons. Nous nous trouvons toujours en phase de construction, dans le sens moral du terme. Il nous faut tout naturellement un matériau solide. Il s'agit avant tout d'inculquer à nos enfants la notion de fierté d'être un citoyen algérien. Une fois atteint un certain degré de conscience, la découverte des aspects négatifs ne fait pas renier le caractère positif de tout ce qui a été accompli. Ceux qui défendent le droit de tout dire d'un coup aspirent avant tout à détruire le caractère important et symbolique de notre guerre de Libération nationale. Même le FLN, devenu un symbole au lendemain de l'indépendance, est visé à travers cette campagne. Même des pays supposés frères n'étaient pas contents de voir émerger au sein du monde arabe un pôle de rayonnement planétaire. Durant la guerre de 1973, le roi Fayçal en était arrivé au point où à chaque sommet, il exigeait la présence de Boumediene. Cela ne nous empêche pas donc d'écrire l'histoire. D'ailleurs, elle s'écrit d'elle-même au fur et à mesure. Pour ce qui nous concerne, je crois qu'on a atteint assez de maturité pour tout déballer. Mourir en politique c'est se préparer à renaître. Qu'en est-il pour vous? Pensez-vous avoir tout donné? Je crois avoir presque tout dit. Cela ne sert à rien de s'exprimer si l'on n'a pas la conviction que cela va contribuer à faire avancer les choses. Cela deviendrait de la simple agitation. A 76 ans passés, on ne refuse certes pas de faire le bien qui est encore en notre pouvoir. Mais on n'en souhaite pas moins que le flambeau soit correctement transmis aux générations futures. Pour ma part, je reste fidèle à l'ensemble de mes convictions. Que pensez-vous de la crise qui secoue le FLN en ce cinquantenaire en votre qualité d'observateur et d'ancien dirigeant au sein des rangs de ce parti? Je n'irais pas jusqu'à rejoindre ceux qui disent «le FLN au musée». C'est le FLN qui a arraché la libération du pays, et il a eu raison de conduire seul les affaires du pays pendant une assez longue période. La construction de l'Etat et des institutions a été inscrite en droite ligne de la guerre de Libération nationale. Il est par contre arrivé un moment, que je situe en octobre 1988, où la légitimité historique du FLN est tombée à cause des balles reçues par les populations. Il a, par la suite, dû recourir à la légalité électorale procédant du processus démocratique. C'est à ce moment-là que le FLN aurait dû se retirer dans la dignité. A partir du moment où on a été obligé d'ouvrir le spectre politique, il était impossible de faire du FLN, un parti qui symbolise tant de choses, une formation politique comme toutes les autres. Les militants de ce parti, ne devant en aucune manière utiliser un sigle aussi important, auraient dû se regrouper sous une autre appellation. Mais le FLN en tant que tel ne devait jamais être soumis aux controverses et polémiques politiques parce qu'il symbolise quelque chose de bien supérieur. On a eu tort de laisser le FLN devenir un parti comme les autres. Pour citer l'exemple tunisien, Bourguiba, dès l'indépendance, a changé l'appellation du parti auteur de l'indépendance, le néo-Destour, pour lui substituer le RCD. Quand j'étais au gouvernement, j'avais lancé un appel en ce sens, évitant soigneusement l'amalgame avec ceux qui s'écrient «le FLN au musée». Les hommes sont restés, mais le sigle aurait été préservé. Ce qui se passe actuellement est l'expression d'une crise d'un parti situé dans les arcanes du pouvoir, sans aucun rapport avec le cinquantenaire de la guerre de Libération nationale. C'est malheureux que tout cela se déroule sous le sigle du FLN.