«On ne choisit pas entre la peste et le choléra» Jacques Duclos, ancien secrétaire du Parti communiste français. Si totalement coupés en deux, il y a trois ans, qu´il avait fallu un arrêt de la Cour suprême pour donner la victoire à George Bush, les Etats-Unis sont toujours aussi divisés entre deux Amériques, la démocrate et la républicaine, celle des deux côtes, grandes villes et ouverture sur le monde, contre celle des bourgs et des campagnes, du centre rural et de l´identité religieuse. Le président mal élu a une revanche à prendre. Pour nous pays en développement appartenant à une sphère civilisationnelle et cultuelle différente, il est intéressant d´analyser l´impact des élections américaines sur notre quotidien, tant il est vrai que le monde entier est suspendu à l´issue de ces élections. Certains pays comme Israël ou la Chine, pour des raisons différentes, souhaitent que George Bush soit reconduit. L´Europe, en règle générale, souhaite que Kerry soit élu. En ce qui concerne les dirigeants arabes, on l´aura compris, c´est le flou le plus total. Par contre la «rue arabe» à l´instar des Palestiniens, souhaite que Bush s´en aille, pensant naïvement que Kerry a une véritable politique vis-à-vis du monde arabe et ne s´alignera pas sur Israël. En fait et pour être honnête et surtout lucide, rien de nouveau ne viendra fondamentalement déranger le désordre mondial induit par la politique unipolaire américaine. Une expression du terroir résume élégamment cette situation: «Moussa el Hadj, el Hadj Moussa.» Bien qu´il ne soit pas possible de citer tous les cas où la politque extérieure américaine est constante, qu´elle soit républicaine ou démocrate, le cas de l´Irak est un cas d´école, il illustre la continuité de la politique américaine de plus en plus unipolaire. Rappelons que le peuple irakien est l´héritier de la première civilisation de l´humanité qui a vu naître Hammourabi qui donna à la civilisation humaine le fameux «code» dont s´est inspiré, bien plus tard, la «Torah». Aussi bien les démocrates que les républicains ont tenté et tentent de réduire ce peuple à une poussière d´individus que l´on aura, naturellementn dépossédés de leurs ressources pétrolières. Le calvaire du peuple irakien S´il est indéniable que Saddam Hussein fut, à l´instar des dirigeants arabes, un dictateur sans état d´âme, il faut lui reconnaitre qu´il a fait de l´Irak, en vingt ans, un pays moderne avec des infrastructures, des universités, un réel niveau de vie dopé par les rentrées pétrolières. Certes, son règne fut émaillé d´épurations. Il faut s´interroger comment la communauté internationale, et principalement les Etats Unis, sont venus à s´intéresser de près. Par ailleurs, il faut rappeler que la guerre contre l´Irak de mars 2003 s´est faite sur deux certitudes que les Etats-Unis voulaient imposer au reste du monde : l´existence d´armes de destruction massive et la capacité de Saddam Hussein de pouvoir les déployer en 45 minutes contre le «monde libre». Saddam Hussein fut, pendant dix ans, de 1990 à 2000, le champion de l´Occident et des monarchies du Golfe contre la république islamique d´Iran. Faisant fi de l´accord d´Alger entre l´Irak et l´Iran, signé sous les auspices du regretté président Boumediene, il envahit l´Iran. Ce fut sa première erreur, mais le pétrole était à son prix le plus élevé, les armes venaient en masse, des Etats-Unis de France et d´Allemagne, et les monarchies du Golfe payaient pour contenir l´Iran. C´était l´époque où le président Reagan envoyait son médecin personnel à Saddam, l´époque où Donald Rumsfeld rendait visite à Saddam qui était considéré comme un laïc contre l´intégriste de l´Iran. Pour la petite histoire, des documents révèlent que même Khomeiny a été amené au pouvoir par les Américains pour qui le Chah avait fait son temps. La guerre Irak-Iran dura huit ans, elle fut sanglante ; il n´y eut ni vainqueur ni vaincu, sauf les centaines de milliers de morts. Saddam Hussein ne constituait plus un pion dans la stratégie américaine, l´Union soviétique ayant implosé. C´est à ce moment que le Koweit (historiquement la dix-neuvième province de l´Irak, détachée par la Couronne) demanda à l´Irak de rembourser les prêts pour achat d´armes et de plus, il torpillait la discipline au sein de l´Opep en vendant au rabais des quantités non déclarées, précipitant les prix du pétrole à la baisse. Saddam fit sa seconde erreur. Il résolut d´envahir le Koweit, il demanda, alors, la «permission» aux Etats-Unis qui par l´intermédiaire de l´ambassadrice Glaspie, lui fit savoir que les Américains n´étaient pas concernés par un problème interne aux Arabes. C´était donc un oui tacite. Saddam lança ses troupes le 2 aôut 2000. Moins d´une semaine après, deux divisions américaines étaient en route pour l´Arabie Saoudite, on avait convaincu le roi sur la base de faux documents, que les troupes irakiennes allaient envahir l´Arabie Saoudite. L´invasion du Koweit était pour l´Administration américaine du pain béni, Le général Schwarzkopf, le manager de «tempête du désert», a déclaré que l´armée américaine s´entraînait depuis plus de deux ans dans le désert aux Etats-Unis en vue de cette opération. Ce qui tendrait à prouver que la faute de Saddam était l´occason en or pour s´emparer en fait du pétrole. 26 nations dont 8 arabes, participèrent au massacre des Irakiens. Personne ne se souvient plus du massacre de 600 personnes sous l´effet d´une bombe perforante à El Amiria. Les Etats-Unis, qui avaient besoin d´une guerre pour expérimenter l´armement des multinationales, avait avec cette guerre éclair, l´occasion de faire leurs travaux pratiques. Les personnes n´étaient que des cibles. Pendand 12 ans, de mars 2001 à 2004, le peuple irakien, et non pas les dignitaires au pouvoir, a subi un embargo inhumain. D´après les organisations humanitaires, il y eut plus de 500.000 morts. Cela se passait sous les auspices d´un président démocrate. Sa secrétaire d´Etat, Madeleine Albright, interrogée sur ce génocide sans nom eut cette phrase sans appel: «C´est pas cher payé si c´est le prix à payer pour faire partir Saddam Hussein.» Nous devons les frappes systématiques et l´opération «Renard du désert», à un président démocrate (1). Bien plus tard, sous le règne de George Bush, en février 2003, on sait comment avec un rare aplomb le secrétaire d´Etat américain a brandi un flacon censé contenir de l´antrax irakien. Personne ne fut dupe aux Nations unies. Hans Blix eut le courage de dire qu´à son avis, il n´y avait pas d´ADM. Rien n´y fit, Bush voulait ses puits de pétrole. Il put, ainsi terminer, en 45 jours, le travail que son père n´a pas voulu faire en 1991, à savoir déstabliliser le régime irakien. L´ouverture de la boîte de Pandore irakienne n´a pas fini d´angoisser le monde et nous convaincre de la vraie nature des Etats-Unis d´Amérique. Dans un entretien au Figaro, l´ancien chef du corps d´inspecteurs américains affirme à nouveau qu´il n´y a pas «une chance sérieuse de démontrer l´existence d´armes de destruction massive, parce que les meilleures preuves indiquent qu´elles n´existaient pas». «Je suis arrivé à la conclusion que les armes avaient été détruites et que de nouvelles n´avaient pas été créées, dit-il. (...) Quiconque est allé en Irak peut confirmer que le programme d´armement atomique n´était plus que l´ombre de lui-même, il ne menaçait personne. Lorsque je suis parvenu à la conclusion que les ADM n´existaient pas, je n´ai trouvé personne à Washington qui fût prêt à en prendre acte.» (2). Le poids du sentiment religieux L´Amérique est un pays profondément et naïvement religieux. On y trouve des mormons qui n´envoient pas leurs enfants à l´école par peur qu´ils ne soient pervertis. Certains Etats interdisent d´enseigner le darwinisme et enseignent la création selon la Bible. De plus , tous les présidents américains font très attention et, à des degrés divers, pour se faire bien voir du pouvoir religieux. Cependant la fièvre de religiosité n´a jamais atteint un degré aussi élevé avec un président qui reçoit ses ordres directement de Dieu à qui il parle. A telle enseigne que lors de cette campagne présidentielle, John Kerry qui est en retard sur ce terrain , ne perd pas une occasion de dire qu´il sera un bon président catholique. Il faut se souvenir que c´était tout le contraire quand John Fitzgerald Kennedy s´est présenté aux élections en1960, il essayait de convaincre les électeurs qu´il sera un président tout court. Cependant et comme le pense Mark Lilla, professeur à l´université de Chicago, il n´a pas d´approche manichéenne, le poids des diverses droites est variable selon les époques. Ecoutons le: «Trois droites se sont unies lors de l´élection de Ronald Reagan, en 1980. La première composante de cette coalition est la droite classique, isolationniste, nativiste, protestante, mais pas particulièrement religieuse. La composante religieuse est issue du réveil religieux qui s´est produit, aux Etats-Unis, dans les années 1960, et qui va des tendances New Age au pentecôtisme protestant et au courant charismatique de l´Eglise catholique. La troisième composante est le néoconservatisme, venu, au départ, de la gauche anticommuniste et opposé, lui aussi, aux changements culturels des années 1960.»(3) «Bill Clinton représentait la victoire d´une sorte de néoconservatisme. Ce que les néoconservateurs voulaient, dans les années 1960, c´était un parti démocrate centriste, pas hostile à la famille traditionnelle, modeste dans ses ambitions, prêt à réformer l´aide sociale et à maintenir les impôts aussi bas que possible afin de favoriser la croissance, et partisan d´une politique étrangère active. Clinton était le président idéal du néoconservatisme des années 1960 ; mais quand il a été élu, les néoconservateurs avaient changé de bord.» «George Bush n´appartenait, ‘‘génétiquement'', à aucune des trois composantes du Parti républicain. Même sa religion, dont il parle beaucoup, ne fait pas de lui un véritable conservateur religieux. Comme président, il va moins souvent à l´église que n´y allait Clinton. Il envoie des signaux à la droite religieuse, mais il n´a jamais pris position, clairement, contre la légalisation de l´avortement. Pour nous, la religion est une donnée. Ici, un homme comme Bush ne crée pas un choc, à la différence de ce qui semble être le cas en France. Ce qui est choquant, avec la droite religieuse, ce n´est pas qu´elle est religieuse, mais qu´elle est ignorante et qu´elle a, au sujet des affaires du monde, des idées extraordinairement simples. Elle a joué un rôle croissant dans la politique de ce gouvernement au sujet d´Israël, en toute méconnaissance des dynamiques à l´oeuvre dans le conflit entre Israéliens et Palestiniens.»(3) «Quel que soit le vainqueur, le 2 novembre, la politique étrangère néoconservatrice a perdu toute légitimité à cause de cette guerre. Une politique de grandeur américaine, à la façon de Teddy Roosevelt promouvant la démocratie dans le monde, c´est un projet qui est mort pour une génération au moins.» Les Etats-Unis sont le pays du monde qui se réclame le plus explicitement de la religion. Les références à Dieu imprègnent la vie de la nation, depuis les pièces de monnaie et les bâtiments publics jusqu´aux formules du langage: «In God we trust», «God´s country», «God bless America», etc. Le socle du pouvoir de M.George W.Bush est composé des quelque 60 à 70 millions d´hommes et de femmes qui, comme lui, croient avoir rencontré Jésus-Christ et être sur terre pour accomplir l´oeuvre de Dieu au pays de Dieu. Les Etats-Unis revendiquent de surcroît leur altruisme sacro-saint et leur innocence bien intentionnée. A l´appui de cette illusion alarmante, toute une phalange d´intellectuels, naguère plus ou moins de gauche, se sont mobilisés. Dans le passé, ils s´étaient distingués par leur opposition à d´autres aventures militaires. Désormais, ils sont disposés à défendre la notion d´un empire vertueux, dans des styles divers, allant du patriotisme démagogique au cynisme sournois. Tirée principalement de l´Ancien Testament, la vision du monde de la droite chrétienne dont l´influence est décisive, est proche de celle d´Israël. L´une des bizarreries de l´alliance entre ces néoconservateurs zélotes de l´Etat juif et les extrémistes chrétiens américains est que ces derniers encouragent le sionisme, car il se propose de ramener tous les juifs sur la Terre sainte en vue du second avènement du Messie. Les juifs devront alors, soit se convertir au christianisme, soit être anéantis. On évoque rarement ces téléologies sanglantes et violemment antisémites, en tout cas jamais dans les rangs des juifs pro-israéliens. La vénération est inconditionnelle envers les Pères fondateurs, ainsi qu´envers la Constitution, document étonnant en effet, mais néanmoins humain. L´Amérique des premiers temps devient le point d´ancrage de l´authenticité. Le patriotisme demeure la première vertu, lié à la religion et à l´idée d´être dans son bon droit, pas seulement chez soi mais partout dans le monde. Le patriotisme peut entrer également dans les activités de consommation, comme lorsqu´on a demandé aux citoyens, après les événements du 11septembre 2001, de procéder à beaucoup d´achats pour narguer les méchants terroristes. Aux Etats-Unis, l´Histoire est expulsée du discours public, le mot lui-même est synonyme de néant ou d´insignifiance, notamment dans la phrase méprisante, typique du dédain, «you´re history» («vous êtes dépassé»). Souvenons-nous de la phrase méprisante de Donald Rumsfeld sur la vieille Europe. Dans ce contexte, on rappelle sans cesse aux Européens que l´Amérique les a sauvés deux fois en un siècle, étant sous-entendu que la plupart des Européens sont restés inactifs - les Américains étant les seuls à vraiment faire la guerre. Que retenir de ce pays des paradoxes? C´est un fait que les Etats-Unis agissent sur les individus comme des aimants. l´«american way of life»: la facon de vivre à l´américaine symbolise pour des milliards d´individus le rêve américain. A côté d´une Amérique qui gagne, qui dispose de la plus grande richesse, du plus grand nombre de prix Nobel, qui est la patrie du cosmonaute Neil Armstrong dont la fameuse phrase: «Un petit pas pour l´homme un grand pas pour l´humanité», prononcée au moment de fouler le sol lunaire, n´arrête pas de nous fasciner. A côté de cette Amérique que nous aimons, nous avons l´autre, celle de l´«american way of war»: la façon américaine de faire la guerre, celle des extrêmistes qui diablolisent l´Islam, celle du repli identitaire, celle de l´unilatéralisme, celle du plus grand déficit en 2004 de 512 milliards de dollars, celle du refus de signer le protocole de Kyoto, et du non-repect de l´OMC par un protectionnisme sans état d´âme. En fait, le monde arabe, pour parler de cette sphère civilisationnelle, ne fait rien pour comprendre et par conséquent agir pour influer pour une meilleure compréhension mutuelle. Ainsi, les dirigeants arabes peinent - ont-ils seulement en tête la priorité de donner une perpective à leur peuple? - à définir une stratégie vis-à-vis des Etats-Unis. Plus divisés que jamais, chacun essaie de sauver «ses meubles». La rue arabe et le monde musulman sont en train de capitaliser jour après jour une haine inextinguible de tout ce qui peut rappeler l´Occident, leur impuissance leur est chaque jour jetée à la figure quand on sait que huit conflits sur dix dans le monde concernent le monde arabe et le monde musulman. Vouloir faire «le beau» pour rentrer dans les bonnes grâces des Etats-Unis ne sert à rien. Edward Saïd cite à ce propos l´initiative malheureuse du prince Walid Ibn Talal : «Au début de février 2003, un entrefilet dans les journaux signalait que le prince Walid Ibn Talal venait de faire don de 10 millions de dollars à l´université américaine du Caire pour l´établissement d´un département d´études américaines. Ce jeune milliardaire saoudien avait déjà versé, sans qu´on lui demande quoi que ce soit, 10 millions de dollars à la ville de New York après les attentats du 11 septembre 2001. Dans sa lettre, il indiquait que ce don se voulait un hommage à la ville, mais il suggérait aussi que les Etats-Unis devraient peut-être repenser leur politique au Proche-Orient, une référence à leur soutien inconditionnel à Israël, mais aussi à l´ensemble de leur politique de dénigrement - ou en tout cas de manque de respect - de l´Islam. Saisi d´une crise de rage, M. Rudolph Giuliani, alors maire de New York (ville dont la population juive est la plus importante du monde), a retourné le chèque au prince sans cérémonie, dans un geste de mépris que l´on pourrait qualifier de raciste, qui se voulait à la fois insultant et de jubilation malveillante.»(4) C´est dire si les dirigeants arabes sont ignares concernant la mentalité américaine qu´elle soit de droite (républicaine) ou de centre droite (démocrate). Dans un monde sous l´emprise implacable d´une grande puissance aux pouvoirs illimités, il est urgent de connaître sa tourbillonnante dynamique interne.«Oui, écrit Edward Saïd, l´Amérique est le pays des McDonald´s, de Hollywood, des jeans, du Coca-Cola et de CNN, produits d´exportation que l´on retrouve partout grâce à la mondialisation et à ce qui semble être la soif inextinguible du monde entier pour des articles de consommation faciles et commodes. Mais nous devons aussi comprendre d´où cela vient et comment, en fin de compte, interpréter les processus culturels et sociaux qui l´engendrent. Car le danger qu´il y a à penser les Etats-Unis de façon trop simpliste, statique, réductrice, saute aux yeux.» Qu´elle soit contestée en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique latine, mais aussi par beaucoup en Amérique, montre que l´on est enfin en train de se rendre compte que les Etats-Unis - ou tout au moins la poignée d´hommes blancs judéo-chrétiens actuellement au pouvoir - sont déterminés à exercer leur hégémonie sur la planète. Alors que faire? La question reste posée. (1). Chems Eddine Chitour : Les luttes pétrolières ou le droit de la force après le 11 septembre 2004, Editions Enag, 2002 (2). David Kay : Entretien au Journal Le Figaro, 19 mars 2004. (3). Mark Lilla : La coalition conservatrice est en train de se défaire, propos recueillis par Patrick Jarreau, le Monde du 24/10/2004 (4). Edward W. Said : Crise mondiale autour de l´Irak: L´autre Amérique, Le Monde Diplomatique, mars 2003