Dans ces lieux, la détresse humaine le dispute sombrement aux meilleures valeurs qu'a développées l'homme tout au long de son histoire. Dur, dur est ce mois sacré de Ramadan pour les Algériens qui doivent faire valoir leur bourse et mettre au «goût du jour» toutes leurs économies. Plus dur encore est Ramadan pour ceux qui n'arrivent pas à gagner une bouchée de pain : les mendiants, les sans domicile fixe, bref les nécessiteux de manière générale. En ces temps difficiles, la solidarité est de mise, notamment quand l'heure de la rupture du jeûne sonne. Les restaurants du coeur jouent alors des rôles salvateurs. C'est là le point de rencontre. L'ultime escale pour ces gens qui ne souhaitent que se mettre à table devant un plat de frik ou de chorba. C'est vers ces restos de la rahma, dont le nombre a diminué cette année, que ces gens se donnent rendez-vous. Comment les choses se présentent-elles dans ces lieux «bénis»? Pour en savoir davantage, il n'y a pas mieux que de se déplacer sur les lieux. Destination: Le rentier du coeur, un restaurant sis au Champ de manoeuvres. Il est 7h du matin en cette journée du samedi 23 octobre 2004. Hassiba et Ratiba, deux serveuses, sont déjà à pied d'oeuvre. Mettre de l'eau à bouillir, laver la vaisselle pour passer ensuite au nettoyage de la salle. Ce rituel est quotidien. Tout est préparé méthodiquement. Rien ne se fait au hasard. Toutes les mesures hygiéniques et sanitaires sont prises scrupuleusement. Cela a commencé par les deux serveuses qui, pour offrir leurs services, ont été obligées de passer des tests d'aptitude. «Avant de venir ici, les services sanitaires de l'APC de Sidi M'hamed m'ont appelée pour être examinée par un médecin. J'ai subi un examen de phtisiologie et un autre d'urologie» nous raconte Hassiba affairée à laver les ustensiles de cuisine. Pour elle, comme pour son amie Ratiba, la journée commence à 4h du matin. «Nous devons nous lever très tôt, mettre de l'ordre chez nous, confier la garde des enfants à nos parents pour venir ici.» Tout se fait dans l'ordre. «Notre travail doit être achevé à 15h. A cette heure, tout doit être fin prêt.» Toutefois, un détail à ne pas omettre, ces serveuses doivent aussi préparer les 80 paniers à remettre aux nécessiteux. Cette opération est effectuée avant 13h, cela sous les regards des contrôleurs affectés à l'occasion par l'APC de Sidi M'hamed, le ministère de la Santé et celui de la Solidarité nationale. Leur rôle est de vérifier la qualité des repas à servir. Des échantillons d'eau, notamment, sont pris quotidiennement vers des laboratoires pour l'étude et l'observation. «Mais nous faisons de notre mieux pour que tout se passe dans les meilleures conditions», lance Ratiba qui n'arrête pas ses va-et-vient entre la cuisine et la salle. «C'est un énorme plaisir pour moi de faire ce travail. J'aime servir les nécessiteux, leur donner le meilleur de moi-même. Je voudrais bien qu'après le f'tour tous ceux qui viennent ici partent satisfaits du service que nous leur offrons» ajoute notre interlocutrice avec une pointe d'empathie. Soupe chez soi Il est 14h30, les repas à servir à domicile sont prêts. On n'attend donc que l'on vienne les récupérer. Et c'est un quart d'heure plus tard que les premiers nécessiteux commencent à faire leur apparition, timidement. Un couffin contenant des casseroles, à la main, les yeux se laissent involontairement errer, sous l'effet de la faim. Eh oui, Ramadan a fait déjà son effet. Les discussions s'animent brusquement entre les vieilles femmes qui passent et les serveuses. Des situations bien propres à la société algérienne voire l'une de ses particularités. Tout le monde se connaît, il suffit d'engager une discussion pour le découvrir. «Je préfère emporter le repas chez moi, poser la table dignement, manger avec mes enfants que d'attendre l'adhan et faire face aux regards des autres. Ça m'est insupportable.» A 15h, les deux serveuses quittent le restaurant, cédant la place aux hommes qui assumeront la suite. Il faut attendre deux heures plus tard pour commencer à faire entrer les premiers arrivés. Ils se sont tous installés, 3 personnes par table, attendant «le coup de starter» qui sera donné par le muezzin. Le compte à rebours a commencé. Les visages se font et se défont. En ces instants, le suspense devient presque hitchcockien. Tout le monde a ce visage blême de jeûneur. La faim tord les boyaux. Il est déconseillé de chercher la petite bête à qui que ce soit. Gare à celui qui ose ! En voulant prendre des photos, notre photographe a failli payer la facture. Des cris de protestation fusaient de partout. Et ce n'est qu'en rangeant son appareil que ces gens, éprouvés par le jeûne, ont retrouvé leur calme, enfin pas complètement, car la faim continue de les travailler. «Nous sommes des Algériens. Nous avons notre horma, le nif.» Chose évidente, ne pas surtout essayer de froisser l'amour-propre de ces bonnes gens. «Je travaille dans le bâtiment et quand vient le soir, je n'ai d'autre lieu pour rompre le jeûne que ces restos de la rahma», nous dit Abdelkrim, originaire de Médéa et qui travaille à Alger depuis 12 ans. «C'est dans ces restaurants que je me rends à chaque f'tour, sinon la totalité de mon salaire serait sacrifiée pour un plat de frik. Que voulez-vous que je fasse? Je n'ai pas d'autre choix, je dois prendre en charge dignement ma famille, quitte à me sacrifier.» Misère galopante Il faut reconnaître que même les fonctionnaires fréquentent ces lieux car il se trouve que dans les restaurants où l'on paie son repas, un plat de chorba et un plat de résistance coûtent 200 DA, soit la moitié du salaire journalier d'un simple travailleur. Mokhtar, un sans-domicile fixe (SDF), en haillons, se mêle à nous. Une barbe de dix jours couvre sa maigre figure, un sac à dos d'un aspect pitoyable entre les mains. Il se lance dans un discours interminable. Sa vie est une multitude d'histoires où la dérision, l'aventure épicée par des malheurs successifs. Pour lui, «tout est fichu, daâwa rahi m'ranka. J'ai tout perdu. Que je vienne n'kassar ramadan ici ou ailleurs, ça n'a aucune importance.» Mokhtar dit avoir été chassé de chez lui, voilà maintenant quatre ans. «Le chômage a fait de moi un vaurien. Imaginez que je n'ai même pas réussi à subvenir aux besoins les plus élémentaires de mes enfants en bas âge!»nous raconte-t-il, tête baissée, l'air égaré. Cependant, la situation a vite tourné comme sous l'effet du bâton de Moïse. Mokhtar éclate de rire et poursuit : «Ma femme et moi étions comme le chat et la souris. Mais ça n'a pas duré longtemps, elle n'a pas voulu de moi, on se bat tout le temps et puis le plus fort chasse l'autre du domicile conjugal, mais cette fois-ci elle m'a eue, et voilà 4 ans que je traîne à travers les rues d'Alger.» Les autres écoutent attentivement Mokhtar qui continue de rapporter sa chaîne d'aventures. Nous nous levons et nous nous dirigeons vers la cuisine. Le cuisinier, Ami Rachid est à bout de forces, mais il continue tout de même de travailler. Ce brave bonhomme est à bout de nerfs, le seul fait de lui adresser la parole le met hors de lui. Aujourd'hui, Ami Rachid n'est pas vraiment dans son assiette, mais pas du tout. On s'approche audacieusement de lui pour lui arracher quelques mots. Son front se crispe et se glisse: «Baadni yar'hem oualdik, fiche-moi la paix s'il te plaît» nous lance-t-il avant de quitter la cuisine pour y revenir quelques minutes plus tard. Eh oui, Ramadan quand tu nous tiens, adieu prudence! Dehors, une file de personnes s'est formée. Le silence est de mise. Il est 18h05, on commence à servir la chorba savoureuse. Cela, sous le regard d'une centaine de personnes attendant l'appel du muezzin. Les cinq dernières minutes semblent une éternité. Mais tout vient à point à qui sait attendre. Il est 18h10, enfin la voix du muezzin appelant à la rupture du jeûne, retentit. On commence d'abord par les deux rituelles dattes et le reste viendra par la suite, le tout baigné dans les kassidates d'El Anka diffusées par la radio El Bahdja. Quelques minutes plus tard, les uns «brandissent» leurs cigarettes, les autres leur «poudre d'intelligence», cela fera certainement le plus grand bien. Ceux qui bouffent à la six, quatre, deux prennent leurs affaires et se lèvent pour quitter les lieux. Chacun prend la destination qui lui est propre. Les SDF, quant à eux, partent à la recherche d'un coin calme, perdu quelque part dans les rues et ruelles de la capitale, pour passer la nuit dans l'attente d'un lendemain peut-être meilleur.