«La crise de Kabylie a connu ses moments d'enlisement, sa phase de dialogue et aujourd'hui, elle trouve sa solution». Vendredi 9 heures trente du matin. Les rares Algérois qui circulaient dans la capitale ne prêtaient guère attention à un groupe d'hommes qui stationnaient au bas de l'escalier du Palais du gouvernement. Simplement habillés, l'air décontracté, à première vue, la scène n'avait rien de bizarre dans une ville qui a rompu depuis assez longtemps avec les grands rassemblements qui faisaient se tenir le ventre aux citoyens d'Alger. Le groupe qui ne donnait aucun signe de fébrilité particulière évoluait au milieu des policiers en faction devant la chefferie du gouvernement. Il se fondait dans le décor urbain en cette matinée fraîche mais ensoleillée d'Alger. Quelques signes distinctifs par contre, pouvaient être repérés par des regards avertis. Des burnous blancs de Kabylie...et quelques visages qui n'étaient pas si étrangers que cela aux Algérois. Belaïd Abrika avec ses longs cheveux et sa barbe fournie ne passait en effet pas inaperçu. Les Algérois connaissent bien ce visage pour l'avoir vu à plusieurs reprises sur la une des quotidiens nationaux. Il y a également le père du premier martyr du Printemps noir. Guermah, le père de Massinissa, tout aussi connu était lui aussi mêlé au groupe d'une trentaine d'individus. Le décor ainsi planté ne retenait pas trop les passants qui, pour les plus attentifs à la politique, avaient compris que c'était là, la fameuse délégation de l'interwilayas appelée à reprendre langue avec le chef du gouvernement. A voir de plus près, cette apparente sérénité cédait place à une fébrilité de chaque délégué. Une nervosité que l'on peut qualifier de positive, puisque ceux que nous avons approchés étaient impatients de confirmer la victoire du mouvement citoyen après plus de quatre longues années de lutte. «Nous ne sommes pas là pour négocier quoi que ce soit. Nous ne céderons sur aucune revendication contenue dans la plate-forme d'El-Kseur», a lancé un délégué qui n'a pas caché, pour autant, son impatience de rencontrer le chef du gouvernement pour lui réitérer le caractère «scellé et non négociable» de la plate-forme. Mais est-ce bien le bon round ? se répétait sans doute chacun des 19 représentants de l'interwilayas présents au bas des marches du Palais du gouvernement. L'interrogation n'était pas formulée à haute voix, mais tout observateur peut aisément deviner les appréhensions des délégués que ces derniers tentent de cacher, avec succès d'ailleurs, derrière des sourires bon enfant adressés aux journalistes venus couvrir l'événement. 10 heures. L'heure de vérité approche. Les 19 délégués, accompagnés de parents de martyrs du Printemps noir gravissent un à un les immenses escaliers qui mènent au Palais du gouvernement. Suivie par un grand nombre de journalistes, la délégation arrive devant le portail du palais. A 10 heures 30 minutes, le coup de starter est donné. Les délégués se rassemblent pour une photo-souvenir. Tous arborent fièrement le «V» de la victoire. Mais celle-ci n'est pas encore acquise et ils le savent. Avoir affaire à un fin politique de la trempe d'Ouyahia n'est certainement pas une mince affaire. Après la séance-photos, survient le «bain journalistique». Assailli de toutes parts, Belaïd Abrika est «sommé» par les représentants de presse de faire une déclaration. Il se plie à la discipline consacrée en pareilles circonstances et affiche clairement les intentions de la délégation dont il est le porte-parole. «Les incidences d'abord», dira-t-il, sous le regard approbateur de ses camarades. Intraitable également sur Tamazight, «officielle sans référendum, ni conditions. Nous ne voulons pas la division du peuple algérien». Dans cette discipline de rigueur, Abrika est invité à traduire ses propos en français et en arabe, ce qu'il fait sans sourciller. 11 heures. Echanges d'amabilités entre les deux parties sous l'oeil attentif des caméras de la télévision. Deux brèves déclarations et les portes se ferment sur le monde extérieur. Les archs et le chef gouvernement sont face à face dans un huis clos qui fera date dans l'histoire de l'Algérie indépendante. Connaissant les capacités de résistance et d'Ahmed Ouyahia et des délégués du mouvement citoyen, tous les journalistes, fonctionnaires du Palais du gouvernement et policiers, mobilisés pour la circonstance, parient sur des pourparlers qui vont durer longtemps. Personne ne s'est trompé en fait. Les minutes et les heures passent et rien ne filtre de la salle de réunion. Le jour le plus long A 19 heures. Première rumeur. «Ils ont fini, ils ont signé l'accord», cette phrase lancée on ne sait par qui, fait le tour des présents devant le portail. Il a suffi que les journalistes entrevoient deux silhouettes en civil et c'est le branle-bas de combat. Caméras, dictaphones et appareils photo sont brandis par les médias, prêts à l'emploi. Renseignement pris, ce n'était qu'une fausse alerte. Les «dialoguistes font tout simplement une pause», informe un fonctionnaire. «Mais si pause il y a, c'est donc qu'on est loin d'un accord», commence à spéculer les journalistes. Les techniciens de la télévision sont les plus tristes dans cette affaire. «On va encore nous retenir jusqu'à 4 heures du matin?», s'impatiente l'un deux. Mais enfin, les pourparlers ne durent pas autant. Trois heures après la fausse alerte, les 19 délégués font leur apparition sur le perron de l'imposante bâtisse. Il est 22 heures. Ils sont littéralement pris d'assaut par les journalistes. «Alors cet accord, vous l'avez décroché ou pas?», lancent de toutes parts les représentants de la presse nationale. «Nous avons bien avancé», rétorquent sans plus de détails les dialoguistes, visiblement fatigués par les pourparlers marathon qu'ils viennent de vivre. Mais sur ces visages fatigués, l'on sent une grande satisfaction. Dans le «nous avons bien avancé», il y a comme un «nous avons gagné». En effet, les mines affichées en ce vendredi 14 janvier 2005 à 22 heures, sont autrement plus rassurées que 14 heures auparavant. L'appréhension qu'ils avaient à l'entame du dialogue semble déjà largement dissipée. Le grand sourire d'Oudjdi Farès en dit long sur la victoire acquise, mais que l'on pouvait annoncer faute de document dûment signé. L'on apprendra le lendemain que les discussions n'étaient pas si aisées que cela. 11 heures de débats. Des hauts et des bas, il y en a eu. L'on n'a pas frôlé la cassure, mais ce n'était pas facile de convaincre le chef du gouvernement. Mais le deal a été trouvé et les deux parties étaient quasiment à un doigt de l'accord à la fin du premier jour du dialogue. Ereintés, les délégués n'ont pas été se reposer pour autant. Une bonne partie de la nuit a été consacrée à préparer le deuxième jour du dialogue qui devait reprendre le lendemain à 18 heures. Contactés ce samedi par téléphone pour prendre la température du dialogue, certains délégués arrivaient à peine à parler tant la fatigue était grande. Cela dit, les résultats de la veille étaient un facteur de dynamisation pour les «19». Samedi 18 heures. Les dialoguistes retournent à la salle de réunion, sans protocole aucun. Les journalistes qui arrivent par grappes s'informent auprès des fonctionnaires de la chefferie du gouvernement. Ces derniers n'ont d'autre réponse que «ils sont en conclave. On attend la fin des travaux». Les mêmes interrogations que la veille taraudent les esprits: «Vont-ils terminer à une heure raisonnable?». Bien malin celui qui est à même de répondre à cette question. Mais bon, tout le monde prend son mal en patience et se prépare à passer plusieurs heures dans le froid hivernal du mois de janvier. 20 heures 15. Contre toute attente, la presse est invitée à rejoindre la salle de réunion pour assister à la cérémonie de signature de l'accord global sur la mise en oeuvre de la plate-forme d'El-Kseur. Sous les crépitements des flashs des photographes et les lumières des caméras, Ahmed Ouyahia annonce officiellement que le gouvernement et le mouvement citoyen sont parvenus à un accord global. A 20 heures 26 minutes, Belaïd Abrika pour les archs et Ahmed Ouyhia pour le gouvernement, enterrent la crise de Kabylie par l'échange du document portant accord global sur la mise en oeuvre de la plate-forme d'El-Kseur. Les deux hommes s'embrassent mettant ainsi symboliquement un terme à quatre années de mésentente entre l'Etat et une partie des citoyens de la République. Ressentant le caractère historique de ce moment, les autres délégués observent un grand silence qui exprime un grand ouf de soulagement après près de cinq années de lutte faite de marches, de sit-in et d'emprisonnement pour certains d'entre eux. Cette joie muette... «La crise de Kabylie a connu ses moments d'enlisement, sa phase de dialogue et aujourd'hui, elle trouve sa solution», a déclaré le chef du gouvernement qui n'a pas manqué de saluer «le sens aigu de nationalisme des délégués» avec qui il eut à dialoguer par deux fois en une année. L'émotion était bien perceptible dans cette petite salle, où Etat et mouvement citoyen ont, à l'unisson, affirmé leur attachement à l'unité du pays. Le sentiment que l'Algérie sort grandie de cette épreuve domine toutes les autres satisfactions que l'on puisse ressentir en pareils moments. Un sentiment qu'on n'arrive par contre pas à occulter dans cette atmosphère de franche camaraderie qui a caractérisé les quelques instants que la presse a partagés avec les acteurs de ce dialogue. L'intervention d'Abrika a renforcé cette nette impression de retrouvailles entre enfants d'une même patrie. Il n'a pas manqué, lui aussi, de relever dans ses propos l'importance de mettre l'Algérie sur la voie du développement, maintenant que les entraves politiques seront peu à peu levées à mesure que la plate-forme d'El-Kseur est mise en oeuvre. Alors que tout le monde pensait que c'était fini, le très méticuleux chef de l'Exécutif invite la presse à quitter la salle, annonçant quelques détails techniques à régler avec les délégués du mouvement citoyen. Première réflexion des techniciens de la télé: «On n'est donc pas sortis de l'auberge!». Lancée très gentiment, cette boutade fait sourire des confrères qui visiblement jugent à sa juste valeur l'événement qu'ils viennent de vivre. L'attente ne dure, cette fois, pas longtemps. 21 heures 30. Les délégués quittent très officiellement le Palais du gouvernement, avec en main l'accord global qu'ils viennent de signer avec le représentant de l'Etat. Abordés par leurs accompagnateurs, eux aussi, délégués de l'inter-wilayas, les dialoguistes ont la victoire modeste. Pas un cri, juste des chuchotements pour dire: «Nous avons gagné». La plate-forme sera mise en oeuvre et rendez-vous est pris avec le gouvernement pour passer à l'action juste après l'Aïd. Les délégués prennent place dans les véhicules, direction l'hôtel Azur où ils séjournent. Sur place, l'ambiance est à la joie. On se congratule mutuellement, mais sans faire d'excès. En fait, on a l'impression que l'émotion est encore trop forte pour laisser place aux manifestations festives. Pendant le dîner, le débat vire automatiquement à l'histoire du mouvement. Les délégués racontent les deux années d'enfer de 2001 et 2002, mais demeurent lucides sur des questions politiques. Et inévitablement, on évoque les camarades de lutte qui se sont détachés du mouvement, pour n'avoir pas su négocier des «virages» décisifs. Ali Gherbi, Hakim Kacimi et Salim Allilouche qui ont beaucoup donné à la cause, reviennent dans les discussions. Et sans esprit revanchard, on décortique les démarches des uns et des autres, en mettant le doigt sur les gaffes «politiquement fatales» qu'ils ont commises. L'hôtel Azur qui a abrité pendant deux jours ces citoyens, anonymes pour bon nombre d'entre eux, n'avait pas mis leurs «habits des grands jours», mais la joie était dans les coeurs et il faudra peut être attendre quelques jours pour la voir éclater au grand jour. Minuit. Dans la cafétéria de l'hôtel, le générique annonçant le journal télévisé fait plonger la salle dans un silence quasi religieux. Instinctivement, on augmente le son de la télé au maximum et on attend. Le présentateur du J.T. entame les infos par l'activité présidentielle. Tout de suite après, il enclenche avec l'info du jour: «Le gouvernement et le mouvement citoyen des Aarchs ont signé hier un accord global pour la mise en oeuvre de la plate-forme d'El-Kseur...» L'assistance buvait les paroles du journaliste, comme si elle découvrait pour la première fois qu'un accord a été bel et bien signé. Sitôt le sujet épuisé, on réduit le son de la télé et le brouhaha reprend ses droits dans la cafétéria. Pas un applaudissement, pas un cri de joie. Celle-ci semble être trop profonde, comme-ci chaque délégué voulait la garder pour soi, pour mieux «la déguster» seul dans sa chambre. Le temps de l'extériorisation sera pour un autre jour. A minuit passé, nous laissons les délégués du mouvement citoyen. Ils vont se reposer avec la satisfaction du devoir accompli.