À prendre le temps de voir et d'écouter une pièce de théâtre comme celle-là, mes amis, c'est un temps de lire assaisonné à la raison en étincelles. Il faut que j'en parle ici avec bon sens - si toutefois j'en ai assez - de la prouesse de Saïd Hilmi et de son équipe dans sa pièce de théâtre Guettaa Ouarmi(*). Ce titre, que l'on peut traduire par «Coupe et jette», est inspiré du nom d'une soupe traditionnelle fameuse et fumeuse préparée surtout en hiver par nos grands-mères avec une pâte coupée fraîche et jetée dans le bouillon. Je vais en parler librement, connaissant Mohammed Saïd Hilmi depuis fort longtemps, - et tant pis, si l'on me soupçonne d'en faire des commentaires dithyrambiques. Car enfin jamais auparavant, il n'a été dit publiquement et démontré durant tout un spectacle que, de même que la culture est marginalisée par l'irréprochable bureaucratie à tendance «bourreaucratique» et considérée du fait de son état comme «tnah», de même l'artiste est tout naturellement «tnah», l'écrivain est «tnah», le journaliste est «tnah», l'universitaire est «tnah» et, à l'évidence, le toutim est «tnah». En somme, les créateurs d'oeuvres culturelles ou scientifiques ne sont pas reconnus chez nous : ce sont des «tnah». Oui, là, le devoir intellectuel est peut-être d'en rire, - toute la pièce incite au rire intelligent et invite à l'évasion. Oui, là l'autodérision et les leçons fortes de l'école de la vie suppléent sûrement à l'école institutionnelle vaniteuse de ses règles de grammaire et oublieuse de ses promesses d'éduquer et instruire... La salle du Nadi «Aïssa Messaoudi», encore qu'elle soit trop étroite pour accueillir de tel spectacle et un public nombreux, a brillé de son charme parce qu'elle est belle et se prête à la convivialité grâce à la compétence et à l'affabilité de sa directrice Mme Amina Aïssi et au dynamisme de sa jeune équipe. La scène est montée simple: la lumière et le son portent sur le nécessaire et suffisant ; les décors, les costumes et les accessoires sont modestes comme il convient ; la mise en scène, sobre et juste, libère la spontanéité du jeu des comédiens qui, dans quelques instants, iront aussi jouer leur personnage entre les rangées de spectateurs... Pour l'heure, la salle est comble et la musique agrémente l'ambiance de l'attente de l'événement spectaculaire. La représentation accuse pourtant plusieurs minutes de retard. Le public semble partagé entre s'impatienter en silence ou continuer de se laisser engourdir par la musique. Soudain parmi les spectateurs, une dame, sac sous le bras, se lève et d'une voix puissante claironne longuement son mécontentement, invectivant le public, à peu près ainsi: «L'heure, c'est l'heure ! En France, on respecte le temps. En Algérie, vous avez le temps pour tout ! Vous faites la chaîne au marché, à la poste,... Vous acceptez tout !...» Elle s'agite encore en maugréant contre la terre entière. Une fois l'étrangeté étonnante de l'invective passée de plusieurs secondes, le public applaudit, ayant compris que la pièce vient de commencer, et comme la comédienne jouant la dame quitte la salle pour aller vers les coulisses porter ses protestations, les applaudissements redoublent d'intensité. Ensuite, apparaît Saïd Hilmi. Il salue les spectateurs ; la révérence est pleine de tendresse pour tous et pour les siens, les artistes ; dans le long regard, doux et mouillé, flotte une expression d'amour fraternel. Il joue le rôle d'un jeune Artiste qui vient se raconter à son public : les lenteurs bureaucratiques l'empêchent de monter sa pièce de théâtre. Le bonheur des retrouvailles inespérées avec son public se traduit chez l'Artiste par une voix tremblante et des yeux pleins de larmes : «Je vous aime... Nous sommes frères. Pourquoi ne nous rencontrons-nous pas souvent comme aujourd'hui ? Pourquoi ne créons-nous pas d'autres espaces pour nous retrouver?... Je vous aime... c'est fou ce que je vous aime!...» Saïd Hilmi se charge d'être l'Artiste - ce qu'il est au vrai - à la fois le personnage principal et multiple, le narrateur, le récitant, l'acteur et l'interprète. S'exprimant tantôt en arabe, tantôt en amazigh, tantôt en français et animant une interactivité judicieuse avec son public, il est l'Algérien de tous les temps historiques heureux et malheureux pendant la lutte de libération nationale et depuis l'indépendance. Dans ce jeu dramatique époustouflant, Hilmi s'est trouvé des partenaires exercés et naturels : Kadri Seghir, Fadila Ouabdesselam, Salima Labidi, Salem Chebbah et Amar Rabia. Pleurant d'un oeil et riant de l'autre, il exprime avec la force inouïe de sa sincérité et de ses convictions l'état moral, psychologique et surtout culturel du citoyen ordinaire des villes et des campagnes de toutes les régions, hommes et , jeunes et vieux face aux caprices de l'Administration, face aux travers de la société d'aujourd'hui, face à leurs propres travers et à leurs propres responsabilités. Mais tous ces travers, tous ces comportements individuels anormaux, ces fuites honteuses pour échapper à ses responsabilités, ces rancoeurs inassouvies, ces promesses trahies, ces espérances déçues ont certainement leurs sources polluées par l'inculture et l'ignorance qui engendrent le mauvais goût, l'indifférence, la jalousie, les conflits sociaux et la désunion familiale, le gain facile, le népotisme, la délation, le mépris, l'intolérance, la pauvreté, l'émigration, l'exil, le renoncement à la vie ici. Mais soyons tout à fait sûrs qu'il n'y a pas de meilleure vie ailleurs qu'ici, prévient justement l'Artiste dans un langage truculent, pas plus qu'il n'y a de paradis où que l'on aille... Il reste cependant que si l'homme de raison veut tenter sa chance pour remettre les choses à l'endroit, comme elles doivent être, il est dénigré ; il est dit «tnah», c'est-à-dire imbécile, idiot, sot, ignare. Qu'à cela ne tienne, aujourd'hui, n'est pas «tnah» qui veut !... Car si l'on peut dire qu'il y a des imbéciles tout court, des imbéciles qui résonnent de toutes leurs tares et des imbéciles qui raisonnent avec un esprit acquis du hasard de leur génie créateur, quel homme de bon sens ne sait donc parfaitement qu'il faut être bien adroit pour mener un imbécile qui en a quand même là-dedans? Ainsi Hilmi campe toutes sortes de personnages que nous ne pouvons jamais éviter sur les chemins de notre quotidien. Tel un meddah, accompagné de son ami et confident (Kadri Seghir dans le rôle de Aziouaz, un vieux et pathétique simple d'esprit, un «tnah», mais, au vrai, quel esprit brillant !) et usant d'une étourdissante faconde, il nous raconte les moeurs navrantes de notre société. Il nous enseigne, par petites touches duvetées, par allusions très fines, par des mots et des gestes de tous les jours, de fantastiques leçons de vie et de fraternité humaine. Voilà la vérité rendue amusante pour être dite en toute sérénité, en toute conscience! Aussi la question double et essentielle ne reste-t-elle pas posée ? L'esprit serait-t-il ce qu'il y a de plus bête en notre beau pays? Est-ce que la bêtise de l'Artiste est d'avoir toujours de l'esprit là où l'on veut qu'il n'en ait point? Si tel est le cas, alors oui, elle est belle et méritée l'ovation que le magnifique échantillon du peuple de la culture algérienne a faite debout à Hilmi à la fin de son spectacle ; elle lui donne raison : chacun de nous est «tnah» avec honneur et gloire!...Longue vie au rire éducatif, longue vie à Guettaa Ouarmi! (*) Guettaa Ouarmi pièce de théâtre de M. Saïd HILMI jouée au Centre culturel Nadi «Aïssa Messaoudi» de la Radio algérienne à Alger, le mardi 11 janvier 2005.