Kaddour M'Hamsadji (à g.) à l'émission «Expression Livre» de Youssef Saïah (à d.) Lorsque nous décidons d'entrer dans un champ de livres, qu'est-ce que nous espérons y trouver: de la connaissance, de la puissance, de l'émerveillement...? Oui, et surtout quelque humanité qui nous préserve de l'ignorance. Dans ses Conversations, Goethe notait: «Les braves gens ne savent pas ce qu'il en coûte de temps et de peine pour apprendre à lire. J'ai travaillé à cela quatre-vingts ans, et je ne peux pas dire encore que j'y sois arrivé.» Quant à moi, j'en ai deux ans de plus, et je ne prétends pas avoir assez lu et surtout pas assez écrit d'ouvrages pour croire que, dans mon nouveau roman La Quatrième épouse (*), j'ai mis ou j'ai su mettre, avec quelque justesse dans l'esprit et beaucoup d'humilité dans ce que la vie, l'amour de ma terre natale et le devoir d'espérance m'ont appris comment m'éclairer dans un beau et obscur chemin appelé littérature, là où chacun peut apprendre à s'élever avec admiration et vénération, et là où commence aussi, pour ne se terminer jamais, la sublime humanité dont - hélas! - l'idée du droit est trop souvent saccagée. J'en viens alors à ceci que le Livre Algérien, en quelque langue que nous l'écrivions, doit être une épreuve, n'ayons pas peur de ce mot, une épreuve enthousiasmante, salvatrice, libératrice, qui nous engage, autant que nous pouvons, à former nos jeunes et ainsi à les affranchir. Aussi, faut-il le souligner, il ne s'agit pas ici d'un entretien d'orgueil avec un ami dont l'éducation est culture mais d'une contribution «expression écrite» à la célèbre émission hebdomadaire «Expression livre» de Youssef Saïah diffusée sur Canal Algérie et, tout particulièrement, à celle du mardi 3 mai 2016 programmée en soirée, portant sur le roman «La Quatrième épouse». Je vous propose, cher ami Youssef Saïah, d'être aujourd'hui le maître de séant de ma chronique hebdomadaire «Le Temps de lire». Merci de poser votre première question. Youssef Saïah: Dans votre dernier roman, La Quatrième épouse, que représente chacune des femmes comme symboliques? Kaddour M'Hamsadji: Merci de m'avoir posé cette question qui me permet de souligner, sans être trop allusif, combien est grande l'importance de l'illustration de la première de couverture de tout livre et, à l'évidence, de celle de mon livre «La Quatrième épouse». En effet, toute première de couverture a son sens réfléchi: elle suggère naturellement au lecteur différentes interprétations possibles du contenu proposé; elle doit avoir de l'impact sur le lecteur, l'informer sans le tromper, lui offrir franchement une sensation culturelle sur le sujet traité. Mais je reconnais que sur cette question, sur le choix de l'illustration de la première de couverture, les avis sont partagés et que souvent la dernière parole appartient à l'éditeur qui, lui, est seul juge... Et puis, faut-il ou ne faut-il pas toujours anticiper sur ce qu'il y a dans le livre, sur ce que l'infographe imaginatif a mis ou n'a pas mis dans la première de couverture? En somme, l'essentiel est que la première de couverture donne envie d'ouvrir le livre, d'en tourner les pages, de lire quelques lignes, enfin de décider de l'acheter... Quant à la première de couverture du roman La Quatrième épouse, elle est assez révélatrice du sujet traité, mais qui n'est pas celui auquel ont pensé certaines personnes, pourtant de grande culture et donc avisées, pour me faire, avec amusement au «Livre Paris 2016», cette réflexion: «Alors, il a épousé quatre femmes, votre personnage?» Non point, comme vous le pensez. Il faut plutôt dépasser, leur ai-je dit, le premier degré de lecture. Il s'agit de quatre visages de l'Algérie: la première épouse, c'est l'Algérie coloniale; la deuxième épouse, l'Algérie combattante; la troisième épouse, l'Algérie au tout début de l'indépendance; la quatrième épouse, l'Algérie des années avant la décennie noire... Oui, Youssef Saïah, intentionnellement, j'ai mis dans ce roman beaucoup de symboles en l'honneur de notre pays et de notre peuple, de ma ville natale Soûr El Ghouzlâne à l'ombre du vénérable Mont Dirah, de la ville de mes ancêtres El Qaçba, zemân, Alger, et de Boufarik et de Birkhadem où j'ai séjourné plusieurs années. J'ai décrit la nature et j'ai évoqué son histoire ainsi que ceux qui l'ont embellie par leur bravoure et leur sacrifice. Les noms de mes personnages sont autant de symboles: Bakir (veut dire «Mature»), Thafsouth (veut dire «Printemps»), El Alia (veut dire «L'Elevée»), Houria (veut dire «Liberté»),... Il en est de même de tous les noms de mes personnages et des lieux cités. D'autres détails instruisent, ce ne sont pas des digressions. Y. S.: Le rôle de la femme a-t-il, pour vous, une place toujours obligatoire dans vos écrits? K. M'H.:Evidemment, et d'autant qu'elle est du pays! Dans la vie, «la femme» est inséparable de «l'homme»; elle est douée pour toutes les belles fonctions; elle élève et éduque ses enfants; de ses filles, elle fait des épouses et des mères modèles; de ses fils, elle fait des maris et des pères exceptionnels; ses filles et ses garçons deviennent souvent des responsables dans bien des domaines de la vie active. Sans la femme, notre civilisation serait incomplète, je dirais, diminuée, tronquée, handicapée. On ne trouverait rien d'estimable chez l'homme, si la femme n'était pas à ses côtés. C'est un choix essentiel et décisif pour notre pays que nous voulons libre, indépendant, et créateur et maître de son avenir. Tous nos grands sages préviennent que si nous continuons à «déposséder» nos femmes, ainsi que le colonialisme a dépossédé le peuple algérien, le progrès et le bonheur de l'Algérie dont nous rêvons chaque jour seraient problématiques... Ma toute première oeuvre a été «La Dévoilée» et cet esprit des droits de nos grands-mères, de nos mères, de nos soeurs, de nos épouses, continue d'être vivace dans les personnages féminins de mon roman «La Quatrième épouse» dont la chahîda Thafsouth des maquis de Soûr El Ghouzlâne et d'ailleurs et de tant d'autres femmes sublimées par leurs oeuvres humaines et historiques. Pour terminer ma réponse à votre question, cher Youssef, j'aimerais ajouter que l'islâm a fait une place d'honneur à la femme; il en a fait une Reine dans tous les coeurs des hommes de foi et de conscience. Mais, peut-être, va-t-on comprendre que je crois que l'homme lui-même n'est pas assez évolué pour s'assimiler les principes authentiques qui donnent la foi et forment la conscience. J'en donne une illustration dynamique dans mon roman La Quatrième épouse. Y. S.: Ecrire pour vous est-il la finalité de votre pensée en tant qu'humaniste et intellectuel? K. M'H.: Très franchement, je ne sais comment vous répondre, sans manquer de faire violence à mon humilité dont je tire mon bonheur d'écrire, certes pour moi, je pense, mais pour ceux que j'aime et qui m'aiment, les jeunes et les moins jeunes, ceux de nos villes et ceux de nos campagnes. Mais que l'art d'écrire est d'abord cruel avant de vous donner le plaisir de continuer votre oeuvre! Que c'est difficile de trouver la justesse du propos pour offrir ce que l'on attend de vous!... En toute honnêteté, le talent, s'il en est, tout seul ne suffit pas. C'est toujours le lecteur, qui sait lire, est le vrai juge. Si vous êtes un écrivain humain, il s'attachera à votre humanité. C'est bien après ce temps de travail fait le mieux possible que l'acte d'écrire devient un bonheur inouï. Vous savez, sans doute grâce à mon éducation et peut-être à mon expérience, si peu riche soit-elle, de la vie - je peux le dire, j'ai quatre-vingt deux ans -, je ne peux être indifférent à l'exigence de cette qualité forte et imprécise: me conduire en être humain, simplement, bien que cela ne soit pas facile. Dieu nous en préserve, Satan - hélas! - rôde inlassablement autour de chacun de nous. Voilà, cher Youssef. Y. S.: Sentez-vous une quelconque responsabilité quand vous terminez un ouvrage et qu'il est à la disposition du grand public? Si oui laquelle? K. M'H.: J'hésite encore à répondre... J'écris pour moi et j'éprouve un immense bonheur de faire lire ce que j'ai écrit sous le coup de l'ardeur de celui dont tous les sens s'éveillent, se mobilisent, de celui qui reproduit ce qu'il a ressenti, ce qu'il a observé longuement ou hâtivement, et qu'il a essayé de reproduire, de recréer, sans orgueil mais avec passion... Alors je me laisse aller, je suis transporté vers des lieux pleins de réalisme qui font honte à ma pauvre imagination qui souvent ne s'intéresse qu'au quotidien ordinaire, réfractaire, inusable. Je me mets à écrire, souvent me forçant à l'humilité du «kâteb», au sens de «l'écrivain public». C'est là, devant mon imaginaire librement et largement ouvert que je suis heureux, et heureux d'avance de croire le partager quelque temps après avec mes lecteurs, si par chance mon ouvrage arrive jusqu'à eux. Mais c'est alors que je peux, dans la stricte solitude qui me rappelle celle du temps de l'écriture, que je suis saisi par l'angoisse qui me parle haut dans tout moi-même; ai-je été assez humain, c'est-à-dire assez capable d'écrire un livre pour avoir des lecteurs, beaucoup de lecteurs? Seront-ils humains envers moi, eux aussi? Mais au vrai, une fois un livre est publié, il cesse d'appartenir à l'auteur. Cela s'explique et cela ne s'explique pas. Est-ce que l'écrivain public - qui est assurément le plus lu parmi tous les écrivains les plus célèbres, a-t-il toujours un retour bienfaisant pour son ego? Alors comment mesurer ma responsabilité en présentant publiquement mon ouvrage à des lecteurs qui, peut-être, ne savent pas que je sens une puissante charge d'âmes dans mon coeur quand je fais une dédicace à une personne que je connais et combien elle est encore plus lourde quand je ne connais pas la personne et quelle me fait confiance sans condition?... Votre question, mon cher Youssef, restera désormais pesante et éducative, là, sur ma poitrine, où que j'aille. Et je vous en remercie très affectueusement. P.-S.: Ce soir, mercredi 25 mai 2016, à 22 h, à la radio «Alger Chaîne 3», l'émission «Papier Bavard» de Youssef Saïah portera sur le nouveau roman La Quatrième épouse de Kaddour M'Hamsadji. K. M'H. - Y. S. (*) la Quatrième épouse, roman de Kaddour M'Hamsadji, Casbah Editions, Alger, 2016, 380 pages.