Le manque en alimentation gazière est souvent synonyme de mort lente dans les Hauts-Plateaux. Gueltat Stal, Birine, Ksar Chellala, Ouglet Ouled Djeribi, Aïn Boucif, Hassi El-Moussa, Aïn El-Bel, Medjbara, etc., ces noms de villages et de hameaux isolés ne nous disent peut-être rien du tout, mais il s'agit là de régions qui sont parmi les plus froides d'Algérie, enclavées dans les Hauts-Plateaux du Centre, M'sila, Djelfa et Tiaret. Les bourlingueurs appellent ces endroits qui peuvent atteindre en pareille saison -10° «le triangle de Sibérie». Depuis le mardi 25 janvier, premier jour de la vague de froid qui allait toucher les villes du Nord et des Hauts-Plateaux, le ravitaillement en gaz butane commençait à connaître de graves perturbations. La panique commence à s'emparer des gens : c'est la ruée vers les points de vente et les stations Sonatrach. Très vite, les stocks s'épuisent et le ravitaillement ne suit pas. A partir du 27, on commence à prendre la pleine mesure des premiers effets de la neige: les routes commencent à s'engorger, la circulation marche à 20-30 km/h et la consommation en gaz butane connaît ses premiers pics. A Djelfa, M'sila, Tiaret, Tissemsilt, Médéa, Bouira et Sétif, la demande en gaz excède de très loin les stocks existants et disponibles et bientôt de longues files de citoyens, agglutinés les uns aux autres pendant de longues heures sous une pluie battante, une neige glaciale et des vents très froids, se formaient, parfois, en vain, dans l'espoir de revenir chez eux avec la chaleur nécessaire à la vie sous -10°. Le 27 dans l'après-midi, la persistance du froid et l'importance des chutes de neige commencent à inquiéter sérieusement les autorités locales. L'ANP dégage ses premières unités d'intervention en Kabylie, à Médéa, Bouira, Skikda et à Jijel pour rompre l'isolement des hameaux isolés et faire parvenir vivres et soins médicaux gratuits aux nécessiteux. Dans certaines communes, des plans Orsec sont mis sur pied et des «cellules de crise» au niveau des communes commencent à travailler pour désenclaver les routes et dégager les voies de communication. Mais tout cela reste presque sans effet, car le problème n°1 est le suivant : le gaz butane. Sonatrach double sa production, puise dans ses stocks et fait travailler ses dépositaires, clients et autres intermédiaires H24. Ses propres camions font les rotations en boucle mais l'état des routes et la neige qui les bloquent rend utopique toute tentative d'alimenter en urgence tous les citoyens isolés par la neige, qui a déjà atteint 50 cm par endroit et le froid glacial qui fait baisser le baromètre à -12° la nuit dans certaines régions des Hauts-Plateaux. Le gaz, pendant les journées hivernales de cette partie du pays, n'est pas source de la vie, c'est la vie, tout court. Les hommes et le bétail en dépendent dans ces vastes «h'madas» où la vocation ancestrale agropastorale persiste depuis la nuit des temps. Souvent les fournisseurs en gaz butane de Sonatrach, pour éviter de faire de larges et éprouvants détours dans des zones éloignées, consentent à donner le chargement à un revendeur, domicilié ou non, lequel se chargera de vendre au détail le produit naturel puisé dans le Sahara. Evidemment, souvent on a affaire à des commerçants qui y voient un cadeau du ciel, et le prix commence à grimper au fur et à mesure qu'il change de main. A Hassi Bahbah, un gosse de dix ans, Saâd, a fait la chaîne pendant dix heures, de 8 à 18 heures pour «gagner» ses deux bouteilles de gaz, payées à 250 DA l'unité. Mais là nous sommes chez le fournisseur habituel, un magasin d'alimentation qui achète à la station Sonatrach et prend une marge bénéficiaire «conséquente»: 50 DA par bouteille de gaz. Plus loin, dans les petits villages, la route est coupée, le ravitaillement suspendu et les citoyens grelottent de froid. On double de vêtement, mais cela ne change pas grand-chose; les petits enfants et les vieillards en souffrent, les murs suintent et les bébés sont cramoisis, bleus de froid. Le bétail vit au ralenti, et la faim commence à le tenailler. Ceux qui ont la chance d'avoir des camions de transport se déplacent jusqu'aux points de vente et se chargent en gaz butane au maximum. Ils revendent facilement et rapidement à d'autres revendeurs à 300, 400 ou 500 DA l'unité. Ces derniers font encore un effort et partent revendre encore aux citoyens en détresse à 600 et 700 DA l'unité. L'essentiel reste pour ces derniers de ne pas mourir cramoisis de mort lente et douloureuse, où la température du corps descend à 32° et où l'on commence à s'engourdir, à ressentir des picotements, des gerçures aux extrémités des membres, puis à ne rien ressentir, avant de sombrer dans un coma mortel. Une semaine après la vague de froid sans précédent qui a frappé le Nord, on retiendra que des villages entiers ne sont pas alimentés en gaz de ville à ce jour, que les Assemblées locales continuent toujours de poser des questions sans trouver les réponses, et qu'un gosse, âgé de dix ans, a fait une chaîne de dix heures pour rentrer chez lui, cramoisi, le visage boursouflé, mais heureux d'avoir réussi son test de passage à l'âge adulte. C'était à Hassi Bahbah, sur notre passage, mais ailleurs, il y eut pire.