Les images sont insoutenables. Atroces. Pieds et poings liés, des centaines de combattants arabes aux côtés des taliban ou engagés dans le combat d'Al-Qaîda, des centaines de prisonniers ont été massacrés dans la prison de Qalae-Jangi, après leur reddition à Kunduz. Secoués par la violence, l'horreur même du massacre, les Etats-Unis avaient d'abord démenti l'information avant de reconnaître, deux jours plus tard, qu'une mutinerie avait éclaté dans la prison et avait nécessité une violente répression. Cette répression avait été menée par trois protagonistes: les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l'Alliance du Nord. C'est important de le souligner. Les trois forces avaient «intérêt» à nettoyer vite et n'importe comment, cette importante force d'étrangers: Egyptiens, Palestiniens, Algériens, Koweïtiens et Soudanais pour la plupart. C'est une véritable tuerie que la force trilatérale, et notamment les Etats-Unis, ont perpétrée. En fait, personne ne voulait de ces guerriers, aigris et aguerris. Même le jugement de ces engagés aux côtés des taliban posait problème sur le plan juridique. L'Alliance du Nord, plus que le autres, avait «intérêt» à les liquider. Les forces US, qui ont lancé des bombes sur le mutins à l'aide d'avions AC 130, devront répondre devant une juridiction internationale. L'article 51 du protocole A de la convention de Genève sur le droit de la guerre, bannit toute attaque «indiscriminée», et il ne fait aucun doute que ceux qui sont partis faire «la guerre du bien contre le mal», ont littéralement violé les droits de l'Homme et les droits des prisonniers de guerre. Cette tuerie comporte encore plusieurs zones d'ombre, et il faudrait certainement un éclairage nouveau, objectif et profond pour tirer les choses au clair. Car il faut bien admettre que si le front mondial contre le terrorisme de Ben Laden, d'Al-Qaîda et des autres organisations terroristes use des mêmes procédés que ceux qu'il combat, c'est qu'il y a maldonne quelque part. En fait, et comme il fallait s'y attendre, Bush réagit exactement comme «un éléphant énervé dans un magasin de porcelaine», et si l'épisode de la mutinerie de Qalae-Jangi a peut-être pu calmer la rage sourde qui couvait encore dans sa poitrine, le problème du terrorisme international n'a pas été résolu pour autant. Loin s'en faut. Peut-être même que cet acte, amplifié encore et propagé dans tous les milieux fondamentalistes, alimentera davantage la haine de l'Amérique et de l'Occident et tentera les modérés par une radicalisation immédiate de leurs positions. Combien d'Algériens ont-ils péri dans cette tuerie? La question méritait certainement le détour, mais personne ne s'y est intéressé. La gêne qu'elle semble soulever provient, peut-être, de l'idée qu'on se fait des nos compatriotes qui ont choisi la vie afghane ou du vague et ambigu sentiment de les voir plutôt mourir là-bas que revenir ici alimenter le djihad. Pourtant, il faut bien se faire à l'idée de procéder au détail des Algériens tués en Afghanistan ces derniers jours. La connaissance de leur nombre et de leur identité aidera à la mise à jour d'un nouveau fichier concernant la carte du terrorisme comme elle élucidera nombre de cas de personnes portées disparues depuis des années. Pour se faire une idée précise sur le nombre d'Algériens qui ont séjourné en Afghanistan, qui y ont transité et qui y sont encore à ce jour, il faut remonter à l'époque de la guerre d'usure soviéto-afghane. Sous l'égide de la Ligue islamique mondiale, l'Organisation mondiale du secours islamique a recruté, entraîné et financé environ 20.000 combattants arabes et musulmans, dont au moins 800 Algériens. En 1989-90, trois événements majeurs sont venus accélérer les choses et les connecter les uns aux autres: la prise de Kaboul pour les fractions afghanes, la création du FIS et la libération du fameux «G15», les rescapés de l'épopée Bouyali. Le flux des Algériens afghans, rentrés, alors, prêter aide, assistance et savoir-faire au FIS, a été très important. Le départ des militants du Front après sa dissolution, en 1992, le fut encore plus. Mieux, plusieurs centaines d'Algériens ont formé, dès sa création en 1989, le noyau dur d'Al-Qaîda. Certains, à la faveur des exactions des Serbes contre les musulmans de Bosnie et des Russes contre les Tchétchènes, ont rejoint les maquis de Sarajevo et Grozny, mais pour la plupart, l'Afghanistan, et l'Afghanistan seul, était la terre d'Islam et permettait de vivre le djihad. Ben Laden a toujours eu les plus grands égards envers ces Algériens. Le Gspc adhère, à Peshawar, aux dispositions et directives d'Al-Qaîda. Le GIA adhère lui aussi à l'organisation de Ben Laden par le biais des réseaux actifs en Europe, non par l'intermédiaire de Zouabri, qui survit, plutôt qu'il ne vit, entre Médéa, Blida et Aïn Defla. Les informations les plus fiables, puisées chez ceux qui sont revenus à Oued Souf, après une longue traversée du pays des Pachtounes, font état de quelque 1.000 à 1.500 Algériens vivant entre l'Afghanistan, la Tchétchénie et la Bosnie. Environ 80% d'entre eux sont restés en Afghanistan, à Jalalabad, Kaboul, Kunduz, Kandahar ou Herat. Peu d'entre eux sont au Pakistan, où ils ont pris femmes et vivent dans les villes limitrophes de l'Afghanistan. Environ 100 à 150 font partie des deux ou trois «premiers cercles» d'Al-Qaîda. 20 à 40 forment la garde rapprochée d'Oussama Ben Laden et 400 à 600 avaient proclamé la «beyiâ» (serment d'obéissance) à l'émir des croyants, le mollah Omar. Toute cette littérature d'un autre âge ne résout pas le problème de savoir combien d'Algériens ont péri dans la tuerie de Qalae-Jangi. Et ne le résoudra jamais. Déjà des fosses communes ont été creusées et les cadavres immolés. Bientôt les neiges recouvriront toute trace. Ne subsistera qu'un vague souvenir, tenace et évanescent à la fois, de ceux qui ont rêvé d'un autre monde.