Il y a vingt ans, en octobre 1996, l'une des plus grandes figures de la chanson thématique d'expression kabyle, tous styles confondus, quittait ce monde Prématurément, car Youcef Abdjaoui pouvait encore enrichir son répertoire et la discographie kabyle. Contrairement à de nombreux chanteurs, sa source d'inspiration ne s'était pas tarie durant les derniers jours de sa vie. Bien au contraire, après son décès, deux albums posthumes avaient été édités. Et ses amoureux et admirateurs avaient encore découvert un artiste toujours à la hauteur et n'ayant perdu aucune once de son génie. Qu'il s'agisse des textes ou des compositions musicales, mais aussi de sa façon d'interpréter unique et inimitable, les deux albums en question sont des oeu-vres accomplies et abouties. Malheureusement, la mort prématurée de Youcef Abdjaoui a privé la chanson kabyle de l'un de ses piliers. Mais sa disparition physique n'a aucunement freiné l'intérêt sans cesse grandissant des mélomanes dotés d'une oreille musicale fine qui leur permet de déguster infiniment les belles chansons de Youcef Abdjaoui et de discerner le bon grain de l'ivraie. Youcef Abdjaoui est un artiste qui a vécu et évolué durant des décennies dans la discrétion absolue. Dans la chanson kabyle, il y a une catégorie d'artistes qui a réussi à séduire toute une génération de mélomanes soit grâce à son talent incontestable ou bien en bénéficiant d'un tapage médiatique continu. La deuxième catégorie est celle de chanteurs ayant vécu et évolué loin des feux de la rampe à l'instar de Youcef Abdjaoui. Son talent incontestable a suffi pour qu'il accède à tous les coeurs en brassant plusieurs générations de fans, juste en chantant et rien qu'en chantant. Youcef Abdjaoui fait partie de cette frange d'artistes. D'ailleurs, vingt ans après son décès, ses milliers de fans continuent de l'écouter avec la même verve. Quand on écoute Youcef Abdjaoui, on voyage à travers les dédales des sentiments, mais aussi dans le coeur de la Kabylie, que l'enfant d'Ath Allouane dans l'Akfadou, décrit avec des détails édifiants. De son vrai nom Youcef Aliouche, Youcef Abdjaoui est né le 16 décembre au fin fond de la Kabylie. Dans cette dernière, il a tété les rudiments de la langue maternelle et de tout ce qui fait sa grandeur. De ses premiers pas dans la chanson, Youcef Abdjaoui, s'est imposé avec une facilité déconcertante sur l'arène de la chanson kabyle grâce à sa voix sublime ainsi qu'à d'autres qualités artistiques, comme le fait de chanter juste et surtout, sa diction parfaite. Un savoir-faire inné qui a permis à Youcef Abdjaoui de conquérir même les nouvelles générations de kabyles, confrontées à l'absence de relève criarde et flagrante. Aujourd'hui, des jeunes de moins de vingt ans découvrent encore avec allégresse les chansons de Youcef Abdjaoui qui ne bénéficie pourtant pas d'une promotion particulière, surtout de la part des médias lourds. L'amitié avec Bessaoud Mohand Arab Youcef Abdjaoui est dans la même lignée des artistes marginalisés, aussi bien de leur vivant qu'après leur décès, à l'instar de Slimane Azem, El Hasnaoui, Salah Sadaoui, Lounès Matoub, etc. Même s'il n'est pas un chanteur ouvertement engagé au sens conventionnel du terme, l'histoire du combat identitaire berbère retiendra que Youcef Abdjaoui fait partie des rares maîtres de la chanson kabyle à avoir accepté de chanter dans un gala organisé par l'académie berbère présidé par Bessaoud Mohand Arab au moment où d'autres chanteurs ont opposé un niet catégorique aux sollicitations des militants de l'académie berbère, préférant se produire sous la houlette de l'Amicale des Algériens en France. Sur un autre plan, celui de la musique, Youcef Abdjaoui, grâce à un savoir-faire exceptionnel, a réussi à se forger un style en réussissant une fusion harmonieuse et magique entre le folklore kabyle, le chaâbi et la musique orientale. Ce faisant, Youcef Abdjaoui a démontré, si besoin est, que la musique est universelle et sans frontières et son propre style est de ce fait inclassable. Comme tout chanteur célèbre, trois de ses chansons se sont imposées comme étant des oeuvres phares. Elles ne sont pas forcément ses meilleures chansons mais il s'agit de celles qui ont le plus été adoptées par son public. Comme beaucoup de ses fans s'en souviennent, les chansons en question sont: Tit d wul (les yeux et le coeur), Ayghar inid ayghar (Pourquoi, dis-moi pourquoi?) ainsi que Yegguma wul (le coeur n'a pas pu). Dans Ayghar, une remarquable chanson d'amour, regorgeant d'émotion, Youcef Abdjaoui invite la femme aimée à être moins rigide avec lui et plus compatissante. Dans ce poème d'amour, le poète s'adresse à l'amante tout en décrivant sa beauté physique. D'aucuns pourraient penser qu'il s'agit ici d'une perception superficielle et naïve du sentiment amoureux. En réalité, le chanteur laisse libre cours à sa sincérité et à sa spontanéité sans être prisonnier des tabous rigides qui ont pendant longtemps prévalu en Kabylie. Le choix des mots employés par le poète conforte encore davantage la thèse selon laquelle Youcef Abdjaoui ne chante que des thèmes qu'il ressent profondément et réellement. Si on continue sur cette voie... Et c'est plutôt la façon d'accompagner les notes musicales avec ces vers qui reflète à quel point Youcef Abdjaoui était un artiste hors du commun. En interprétant cette chanson et tant d'autres, Youcef Abdjaoui inculque une énergie tonique à ses oeuvres chantées. C'est ce qui fait que ces dernières demeurent des chansons éternelles que rien ne pourrait éroder. Youcef Abdjaoui n'a fait que se raconter en chantant. C'est un interprète réaliste qui puise de sa propre vie des vers et des poèmes. En plus de l'amour, thème récurrent qui occupe la part du lion de la majorité des chanteurs kabyles, Youcef Abdjaoui, ayant vécu pendant des décennies loin de son pays natal, a chanté beaucoup sur l'exil et le mal profond engendré par l'éloignement de sa terre natale. A l'instar d'El Hasnaoui et Slimane Azem, le thème d'«El Ghorba» est au coeur de l'oeuvre de Youcef Abdjaoui. Ce dernier n'a pas cessé de rêver d'un hypothétique retour dans son village en Kabylie où il pourrait enfin retrouver les sentiers, les fontaines, les arbres, les figues et les senteurs de son enfance. Il a aussi exprimé avec une grande sensibilité la vie des émigrés outre-mer en s'inspirant de sa propre expérience et de celles de ses compagnons. Il a dépeint dans ses poèmes des vies où les échecs succèdent. Des vies d'hommes éternellement incompris. Un parcours instable où la déchéance et le désespoir ne laissent aucune place à la félicité. C'est le cas de l'une de ses meilleures chansons, Ahlil ma nteviits aka (Si on continue sur cette voie) où Youcef Abdjaoui décrit les peines et les afflictions des «ighriven» (émigrés) dont il fait partie. Dans ce texte, l'auteur évoque ses enfants et sa famille laissés au pays et sans lesquels la vie ne peut avoir aucun sens ni aucune saveur. Même si toute l'oeuvre de Youcef Abdjaoui est de haute facture, il n'en demeure pas moins que le nom de cet artiste restera éternellement associé à sa chanson fétiche Tit d wul, dont le thème est original et inédit. En plus, il revêt une dimension philosophique indéniable. Le chanteur a imaginé, dans le texte de cette chanson, un dialogue entre les yeux et le coeur au sujet d'un coup de foudre. Qui des deux en est responsable? Si pendant longtemps, on a accusé le coeur d'être l'unique responsable des désastres que charrie un amour impossible, Youcef Abdjaoui nous apprend de façon pédagogique qu'un autre acteur peut en être coupable également. Ce sont les yeux. Dans cette chanson d'amour sous forme épistolaire entre deux organes, les deux parties se rejettent le tort. Le coeur dit aux yeux que sans eux, il n'aurait rien pu voir. Les yeux répliquent que sans le coeur, même après avoir vu la dulcinée, il n'y aurait point eu un prolongement à ce regard. Youcef Abdjaoui laisse le mélomane tirer sa propre conclusion, chacun, en fonction de son expérience personnelle et de la profondeur de sa pensée.