Soldats russes en Syrie Frédéric Charillon est professeur des universités (université d'Auvergne et IEP de Paris), directeur du Centre d'études en sciences sociales de la Défense (C2SD - ministère de la Défense - Paris). Il est également chercheur associé au Centre d'études et de recherches en sciences administratives (Cersa - Paris 2 - Panthéon Assas). «Il faut évoquer cartes sur table, entre Européens et Maghrébins, les besoins sociaux, économiques, les craintes, les espoirs des uns et des autres», soutient-il dans cette interview qu'il a bien voulu nous accorder est explique comment la Russie gère les conflits armés face au camp occidental. L'Expression: Chassés d'Alep, circonscrits en Irak et en Libye, quel sera, selon vous, le prochain «nid» des terroristes de Daesh? Frédéric Charillon: Il est très difficile de répondre à cette question, on a évoqué en effet le Sud libyen, le Sahel, ou d'autres endroits, mais il faut bien comprendre que le terrorisme aujourd'hui n'est plus territorialisé. Il agit en réseaux, en nébuleuses, en branches franchisées... Il est en réalité toujours résiduel en Mésopotamie, en Libye ou ailleurs. Le modèle d'un califat territorial, de type Daesh en Irak - Syrie, cherchant à se constituer un fief sur un terrain physique, n'est pas forcément le plus probable à l'avenir. Comment expliquez-vous les engagements du nouveau président américain, Donald Trump, à savoir le retrait de l'armée américaine et son soutien à des groupes dits modérés, en Syrie et en Irak? Les déclarations de Trump ne doivent pas être prises au pied de la lettre, ni sur ce point ni sur d'autres. Il sera encadré par une administration républicaine avec des «faucons» qui joueront un «grand jeu» géopolitique sans doute traditionnel. Nous verrons, au fil du temps, ce que sera la politique étrangère de la nouvelle administration au Proche-Orient. La France et ses alliés européens aviseront alors en conséquence. Mais en tout état de cause, les engagements français contre le terrorisme ne peuvent être remis en cause. Les engagements américains contre le terrorisme ne devraient pas faiblir non plus. Trump, ni aucun autre, ne peut se permettre de reculer sur ces points. Même si c'est dans un autre style, avec d'autres modalités, et d'autres partenariats, les Etats-Unis devraient logiquement rester en pointe de la lutte antiterroriste. En premier lieu parce qu'ils ont les moyens techniques les plus sophistiqués pour le faire. Des déclarations officielles de candidats à l'élection présidentielle en France soutiennent qu'ils comptent changer de cap dans leurs engagements dans des conflits à l'étranger et positions diplomatiques, notamment avec la Russie, et même l'Iran, une vraie rupture avec l'actuelle position française. Qu'en sera-t-il ensuite des relations de la France, des USA et des pays du Moyen-Orient? Le sujet concerne davantage la Russie que l'Iran. Un débat existe en Europe pour savoir si Moscou est un allié ou un concurrent pour les puissances démocratiques libérales d'Europe occidentale. Il faut partir de quelques constats que peu d'observateurs contestent: la Russie est un pays important, indissociable des discussions sur la sécurité européenne, qui joue un rôle clé sur certains dossiers comme la Syrie (nous le voyons depuis plusieurs mois), qui, pour autant, a eu une attitude agressive sur certains sujets (Ukraine), inquiète les pays d'Europe centrale et orientale, et continue d'avoir des intérêts stratégiques propres, qui ne se rapprochent pas des intérêts européens. Dès lors, elle est à la fois un partenaire sur certains points, un partenaire difficile sur d'autres, et un rival assumé sur d'autres encore. Comment, alors définir les relations avec elle? Sans doute en tenant compte de tout cela à la fois, c'est-à-dire ne tomber ni dans l'hystérie anti-russe, ni dans la naïveté qui consisterait à penser qu'un rapprochement avec Moscou résoudrait tous les problèmes. Îlot de stabilité dans la région d'Afrique du Nord, l'Algérie se retrouve cernée par des feux de tension sur la quasi-totalité de ses frontières. N'est-il pas dans l'intérêt de la communauté internationale de renforcer cette stabilité? On a vu les retombées de la décennie noire algérienne en France... La stabilité du Maghreb est importante pour la France, pour l'Europe, pour la Méditerranée, pour l'Afrique, pour tout le monde. Le Maghreb connaît aujourd'hui de nombreuses incertitudes: il a été touché par les suites des «printemps arabes» (Tunisie), par le jihadisme au Sahel, notamment. Un vrai partenariat international sur la stabilité de cette région s'impose. Il faut que les acteurs se parlent. Entre acteurs régionaux d'abord, entre les deux rives de la Méditerranée, entre l'Afrique du Nord et sahélienne, etc. Il faut aussi évoquer cartes sur table, entre Européens et Maghrébins, les besoins sociaux, économiques, les craintes, les espoirs, des uns et des autres. Dans une dynamique d'interdépendance bien comprise, et non d'intérêts séparés: les deux rives de la Méditerranée sont trop proches pour s'ignorer, trop liées pour refuser de travailler ensemble. Faire revivre l'esprit euro-méditerranéen s'impose aujourd'hui, même si tout le monde admet que ce n'est pas facile: il y a actuellement beaucoup de drames, beaucoup de tensions, on a le sentiment que ce n'est pas le moment. Mais ce n'est jamais le moment: il faut donc avancer maintenant, avant qu'il ne soit trop tard. On dit souvent que la région du Sahel est un terrain de lutte entre les grandes puissances. Qui, des Américains, des Français, des Russes et même des Chinois, aura la mainmise sur cette région? Personne. Nous ne sommes plus au temps où une seule puissance peut prétendre avoir une mainmise sur une région entière, a fortiori dans un espace qui n'est pas dans son environnement stratégique direct. Une compétition a lieu, c'est un fait. Mais précisément parce que cette compétition existe, que les pays de la région auront une carte à jouer pour profiter de cette situation et s'imposer comme acteurs, non comme seuls théâtres de leur propre espace, de leurs ressources, de leur environnement. Les Etats-Unis seront présents, les européens - la France comme les autres - aussi, les Chinois sans doute. Mais ils seront présents comme partenaires du Sahel, comme interlocuteurs, non comme puissances dominantes. A l'avenir, ce modèle de domination extérieure est condamné. Le terrorisme islamiste n'est-il pas, à certains égards, la conséquence directe des interventions menées contre des dictatures et au nom de la promotion de la démocratie? L'exemple de la Libye, de la Syrie et de l'Irak en témoigne amplement. Le terrorisme islamiste a des sources multiples, et des expressions multiples, selon les pays où il se manifeste. Il existait avant les guerres d'Irak et d'Afghanistan (par exemple le 11 septembre 2001). La situation syrienne n'a pas commencé par une intervention occidentale (et l'intervention qui a eu lieu - par la Russie - est destinée à soutenir le régime, non à l'abattre). Transformer une dictature en Etat effondré (comme en Irak) a certes permis d'ouvrir un sanctuaire ou une base d'entraînement pour des groupes violents. Mais le phénomène terroriste pré-existait à ces bouleversements. Il n'a fait qu'en tirer profit. Il est toujours dangereux de réduire le phénomène terroriste à une seule cause. Le terrorisme est un phénomène complexe: c'est la rencontre entre un terrain social et économique favorable, une entreprise de violence politique, des situations nationales et des situations internationales, des dynamiques médiatiques. Comment expliquez-vous cet assassinat brutal de l'ambassadeur russe en Turquie? Cela ne vise-t-il pas à briser la relation tissée entre ces deux pays? L'assassinat de l'ambassadeur russe est un signal à plusieurs égards. D'une part, il montre à nouveau la fragilité de la situation sécuritaire en Turquie, qui n'avait plus besoin d'être démontrée, mais qui prend encore une nouvelle dimension dramatique, en dépit de la reprise en main de la société par le régime Erdogan. Ensuite, cet assassinat vise la Russie, et en cela désigne Moscou comme nouvelle cible du radica lisme religieux, avec ce que cela peut impliquer comme conséquences dans le Caucase russe, entre autres. Comment le Kremlin gèrera-t-il cette situation sur le long terme? Enfin, la relation entre les deux pays mentionnés - Turquie et Russie - est visée elle aussi, même s'il y a peu de chance pour que cela altère le rapprochement en cours. Depuis quelques jours il y a un axe russo-turco-iranien qui s'est imposé dans le conflit syrien et tend à signer la fin d'un monde unipolaire conduit par les USA et leurs alliés. Peut-on parler aujourd'hui par conséquent de la fin de l'hégémonie américaine et parler d'un monde multipolaire? Une initiative diplomatique de type nouveau s'est exprimée pour proposer une sortie de crise en Syrie. Cela appelle plusieurs remarques: 1- Cette initiative, qui rassemble la Turquie et l'Iran derrière la Russie, témoigne d'un double échec: celui de l'Occident d'une part, qui n'a pas réussi à gérer ce dossier; celui des diplomaties arabes ensuite, totalement absentes également de ce processus. Aujourd'hui, ni les Etats-Unis, ni les Européens du côté occidental, ni l'Egypte, l'Arabie saoudite ou aucun pays du Maghreb du côté arabe, ne semblent en mesure d'exister comme puissances de proposition et encore moins de règlement, dans cette crise. Cela préfigure sans doute d'autres scénarios identiques à venir. 2- Pour autant l'initiative russo-turco-iranienne ne constitue pas la solution de la crise. Elle nous fait juste entrer dans une phase nouvelle, où tout reste à faire. Hélas, le drame syrien n'est pas clos. La tragédie humaine ne va pas se résorber par miracle, le pays ne va pas se reconstruire, les intérêts entre acteurs restent divergents, les arrière-pensées demeurent, et aucune paix durable n'est possible en l'état actuel, avec les acteurs actuels. Donc tout reste à faire. Cette initiative diplomatique est la démonstration de la possibilité d'une nouvelle donne, mais pas encore une sortie du drame.