L'entente cordiale irrite les alliés atlantistes Retournement d'alliance oblige, Ankara a d' autres feuilles de route qui jurent avec son appartenance à l'Otan et à ses relations privilégiées avec les Etats-Unis. Après avoir longtemps figuré au sein de la coalition internationale qui a copieusement bombardé Daesh en Irak et en Syrie, la Turquie a opéré un virage spectaculaire en se rapprochant de la Russie. Celle-ci avait durci le ton lorsque l'aviation turque avait abattu un appareil russe accusé d'avoir violé l'espace aérien et cette affaire a même risqué d'empoisonner les relations entre les deux pays. Mais le président Recep Tayyip Erdogan a tout fait pour apaiser les tensions avec son homologue Vladimir Poutine au point de constituer moins d'un an plus tard une troïka inattendue composée de la Russie, de l'Iran et de la Turquie et qui a obtenu contre toute attente un cessez-le-feu entre le régime syrien et son opposition armée. Parrains de la rencontre d'Astana, au Kazakhstan, à laquelle personne ne donnait un quelconque crédit, les trois pays ont encore du pain sur la planche avant que de prétendre avoir réellement instauré la paix, mais il n'empêche qu'un pas important a été franchi dans ce sens. Pour Erdogan, l'essentiel est là. La Turquie a démontré son potentiel de puissance régionale incontournable, quitte à sacrifier quelques principes antérieurs comme le fait d'avoir longtemps cru le président syrien Bachar al Assad disqualifié. Retournement d'alliance oblige, Ankara a d'autres feuilles de route qui jurent avec son appartenance à l'Otan et à ses relations privilégiées avec les Etats-Unis. Car le partenaire américain, durant l'année 2016, a multiplié les signaux de nature à alarmer son allié turc, inscrivant dans son agenda la question kurde pour en faire une carte éventuelle à jouer sur l'échiquier turco-irako-syrien. Un choix inacceptable pour le régime d'Erdogan qui a aussitôt décrété l'embargo sur les Kurdes syriens accusés de collaborer avec les terroristes du PKK. Par-delà les péripéties du coup d'Etat manqué que le président Erdogan attribue à son ennemi juré, Fethullah Gülen dont il exige l'extradition par les Etats Unis, et en dépit des rapports cahotiques avec une Union européenne qui alterne le chaud et le froid sur la question des migrants, mais brandit sans cesse la menace d'un rejet imminent de la candidature turque d'adhésion à cette UE, sous divers prétextes, la politique étrangère de la Turquie commence à embrasser un courant davantage tourné vers l'Europe orientale et vers l'Asie centrale. C'est là un tournant historique pour un pays qui, depuis la Guerre froide, n'a jamais rompu ses liens avec l'Alliance atlantique dont il est membre depuis 1952 et même Israël avec lequel existe une coopération militaire active. Les Américains disposent de la base d'Inçirlik d'où sont partis les bombardiers qui ont dynamité l'Irak de Saddam Hussein et leur bouclier antimissiles y est largement déployé. C'est dire si pendant des décennies la Turquie a été un allié fiable du bloc occidental qui a trouvé en elle un cheval de Troie sur le flanc oriental de l'ex-bloc soviétique. Mais avec le président Erdogan, les choses ont peu à peu changé. Et son rapprochement spectaculaire avec Poutine sème bien plus que le doute dans les états-majors occidentaux, inquiets d'un changement de cap que la Turquie semble décidée à engager dés lors que ses attentes n'ont pas trouvé d'écho favorable auprès de ses anciens alliés. Or les données qui opposent Moscou et Ankara sont plus fortes que celles qui les rassemblent. La Russie soutient son allié indéfectible, le régime du président Bachar al Assad qui bénéficie également de l'aide généreuse des dirigeants iraniens. Pour Erdogan, c'est au contraire un ennemi séculaire dont il faut tenir compte aujourd'hui, mais qu'il faudra continuer à combattre tôt ou tard. Le soutien des Kurdes du nord syrien au maître de Damas, ennemi juré d'Israël, mais aussi adversaire acharné des sunnites de la région, voilà autant de raisons qui rendent l'adhésion de la Turquie au processus d'Astana incertaine sur le long terme. Surtout, si l'on considère la volonté de l'Iran, puissance chiite d'envergure, de contrecarrer les prétentions d'Ankara à devenir la puissance rivale sunnite, au Moyen-Orient. On le voit, les perspectives pour le régime Erdogan semblent moroses de quelque côté qu'on les aborde. La demande d'adhésion à l'Union européenne n'a jamais été aussi irréelle qu'en ce moment, l'islamophobie ayant atteint des degrés effarants dans certains pays du Nord comme du Sud. Au final, la Turquie va se heurter de plus en plus à une certaine méfiance, y compris de ses anciens alliés, et elle devra alors payer le prix d'un certain nombre d'incohérences diplomatiques et militaires dont les conséquences commencent à peine à se dessiner.