Passablement irrité par les reproches de ses principaux alliés, le Premier ministre turc s'est permis de leur rappeler leurs propres ratés dans la lutte contre les jihadistes et que son pays accueillait déjà plus d'un million et demi de réfugiés syriens. La Turquie continue à faire la sourde oreille à ses alliés qui la pressent de jouer un rôle plus actif dans la lutte contre la menace jihadiste, au risque de voir se détériorer un peu plus son image déjà écornée par les récentes dérives de l'ère Erdogan. La guerre qui ravage la Syrie a placé Ankara au banc des accusés. Le refus de son gouvernement de voler au secours de la ville syrienne kurde de Kobané, assiégée par le groupe Etat islamique (EI) à une poignée de kilomètres de sa frontière, lui vaut depuis quelques semaines incompréhensions, critiques et menaces. Mais la Turquie refuse obstinément d'ouvrir sa base aérienne d'Incirlik (sud) aux avions de la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis qui bombardent l'EI, et encore plus d'engager militairement ses propres troupes. Son Premier ministre islamo-conservateur, Ahmet Davutoglu, a répété cette semaine qu'il ne cèderait pas aux appels à l'aide lancés à son pays. «Tout ceci n'a rien à voir avec le sort de Kobané. Il ne s'agit que de faire pression sur la Turquie grâce à Kobané», a-t-il dit, «mais la Turquie n'a aucun goût pour les aventures». Passablement irrité par les reproches de ses principaux alliés, M.Davutoglu s'est permis de leur rappeler leurs propres ratés dans la lutte contre les jihadistes, et que son pays accueillait déjà plus d'un million et demi de réfugiés syriens. «Personne n'a le droit de nous faire la leçon», a-t-il lancé. Comme le soulignent les analystes, Ankara a toutes les raisons de ne pas s'engager dans une opération militaire à l'issue improbable chez ses voisins syrien ou irakien. Une guerre contre les jihadistes «serait désastreuse pour la Turquie», estime Hugh Pope, de l'ONG International Crisis Group. «Ses frontières sont poreuses, elle est vulnérable à une attaque terroriste et une partie significative de son électorat sunnite et conservateur ne considère pas l'EI comme un ennemi», souligne-t-il. «Les pays occidentaux devraient s'abstenir de forcer la Turquie à intervenir pour sauver la Syrie s'ils ne veulent pas découvrir un beau matin que la Turquie a été engloutie dans le bourbier syrien», insiste M.Pope. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a posé une série de conditions très strictes à une éventuelle opération militaire, notamment la création d'une zone-tampon doublée d'une zone d'exclusion aérienne dans le nord de la Syrie. Mais surtout, il rappelle à chaque occasion que l'objectif numéro 1 de toute intervention doit être la chute du président syrien Bachar al-Assad, sa bête noire. «La chute d'Assad n'est clairement pas une priorité des Occidentaux», relève Marc Pierini, analyste à la fondation Carnegie Europe et ex-ambassadeur de l'Union européenne en Turquie, et la zone d'exclusion aérienne «une bonne idée d'autrefois». Derrière ses réticences à s'engager contre l'EI se cache aussi la volonté d'Ankara de ne pas renforcer la main des Kurdes de Syrie, à la pointe du combat antijihadiste et par ricochet leurs «frères» turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mènent une guérilla sécessionniste en Turquie depuis 1984. Ces derniers jours, M.Erdogan a ainsi mis le PKK et l'EI dans le même sac «terroriste», alors même que Washington se rapproche des Kurdes syriens. «Les réalités politiques de la région changent vite et offrent de nouvelles opportunités», juge M.Pierini, notamment celle d'un rapprochement entre Turcs et Kurdes de Syrie. «Une telle alliance protégerait le processus de paix de la Turquie avec +ses+ Kurdes et la prémunirait à sa frontière de la menace de l'EI». Mais dans le climat actuel, beaucoup doutent que la Turquie accepte un tel revirement et encore plus qu'elle cède aux pressions de ses alliés de l'Otan. «La participation de la Turquie à la coalition (...) souligne une nouvelle fois l'appartenance problématique de ce pays à l'Otan», juge l'éditorialiste du quotidien d'opposition Zaman, Lale Kemal. «Le refus d'autoriser l'accès à sa base d'Incirlik (...) est désormais une question de fierté», conclut-elle, «Ankara ne veut pas être vue comme cédant à la pression américaine».